Ancien camé reconverti dans l’écriture, Donald Ray Pollock signe un recueil de nouvelles incroyables sur l’Amérique du milieu et ses estropiés. Philippe Garnier qui l’a découvert et traduit lui tire le portrait.
Bien des auteurs américains doivent leur vocation à l’armée ou la prison, deux endroits où on lit beaucoup pour tromper l’ennui. Mais on n’avait encore jamais connu d’écrivain qui devait sa chance au syndicalisme américain.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Donald Ray Pollock, 55 ans, en a passé trente-deux à travailler dans une fabrique de pâte à papier de Chillicothe (Ohio), dans la saleté et les odeurs d’oeufs pourris. Mais, affirme-t-il, c’était un de ces “union jobs” qu’on obtenait de père en fils, quand Reagan puis la mondialisation n’avaient pas encore rogné les progrès sociaux obtenus par les syndicats.
“Il fallait vraiment beaucoup déconner pour perdre son boulot”, admet le bougre. Le patronat payait pour l’assurance maladie et les fréquents séjours en cures de désintoxication. Il offrait un programme d’éducation dont il payait même 75 % des frais.
“Quand j’ai arrêté de me défoncer, j’avais 33 ans. Je me suis retrouvé avec tout ce temps sur les bras. C’est ça le plus terrible quand on arrête. Alors, j’ai profité d’un de ces programmes et me suis inscrit à Ohio University. Ça m’a pris cinq ans pour obtenir une licence d’anglais. J’ai pas appris à écrire ni rien mais j’ai au moins appris à lire. Avant, je lisais n’importe quoi, des best-sellers. J’avais un vague désir de devenir écrivain mais c’était naïf – je me disais que ce serait cool de travailler où je voulais, quand je voulais et de gagner plein de pognon.”
Avec son bouc de jazzbo et son physique gringalet, Pollock ne fait pas exactement penser à un “blue collar”, même retraité. Il vit aujourd’hui de son propre aveu une vie plutôt rangée. Levé à 6 heures moins le quart, il monte dans la soupente qui lui sert de bureau avec un thermos de café et un paquet de Doral Light. Il écrit (“ou essaie d’écrire”) jusqu’à 11 heures, déjeune, consulte ses mails (“big mistake”), écrit encore une heure, puis sort se détendre ou fait des exercices.
Sa femme Patsy rentre de l’école où elle travaille depuis vingt-cinq ans et ils dînent à 18 heures. Puis il lit, va à un meeting “12 steps” pour désintoxiqués de fond ou regarde un film. Quelquefois, il retourne dans son grenier pour se relire.
“C’est le seul endroit où je suis autorisé à fumer ; ça pousse à être industrieux ! Le dimanche, je vais à l’église épiscopalienne parce que ça fait plaisir à ma femme. Je sais, c’est pas brillant mais je m’en tire mieux avec une vie routinière – comme les taulards. Sinon, les gens comme moi font des conneries.”
Il a été marié trois fois, pendant quatre ans les deux premières fois (à 18 et 24 ans). “Divorcé pour les mêmes raisons, parce que j’étais tout le temps défoncé et irresponsable. Mais le dernier a l’air de vouloir tenir.”
Pollock est retourné à la fabrique, mais arrivée la cinquantaine, il s’est dit que s’il voulait essayer d’écrire, c’était maintenant ou jamais. Il a suivi un atelier d’écriture à Ohio State, a même pris un cours par correspondance.
“Un jour, j’ai commencé une nouvelle sur la Bactine – une saloperie avec laquelle on se défonçait quand j’étais jeune. Là, j’ai compris que je devais écrire sur ce que je connaissais. J’ai grandi dans un bourg appelé Knockemstiff (“Etends-les raides”), à vingt bornes d’où j’habite maintenant. Aucun des mecs avec qui je traînais n’avait été à l’école au-delà du secondaire. On n’était pas des criminels, juste des glandeurs. Même si on a eu notre propre serial-killer à Knockemstiff, un mec nommé Arvin Eugene Russell qui s’est fait arrêter en 1965. Nous, on faisait que brûler de l’essence sur les routes du comté. J’ai commencé à boire à 11 ans, bière et vodka principalement, et à me défoncer vers 15 ans. Il y avait plein de drogues dans le sud- Ohio où j’ai grandi. Dans les années 70, c’était surtout de l’herbe et de l’acide, un peu d’héro aussi. Moi, j’ai pris beaucoup d’hallucinogènes – mescaline et tout ça. Au point que je ne me souvenais plus de rien. Je partais au boulot et en cours de route je ne savais plus où j’allais. J’ai fini au Riverside Hospital à Columbus. Sinon, je suis resté pété à l’herbe pendant environ quatorze ans, 24 h sur 24. Je prenais aussi beaucoup d’amphés. Je choisissais les pires boulots à la fabrique de papier. Finalement, je me suis dégotté le plus salissant et le plus dégueulasse des postes, quelque chose que je pouvais faire défoncé, sans surveillance. On brûlait pas mal de charbon pour faire la pâte à papier. Je m’occupais de vider les silos à cendres. Une saloperie pas possible, vu que c’était mélangé à tous les produits chimiques nécessaires pour faire la pâte. C’est ça qui pue tellement et qui fait que les gens autour de moi tombent comme des mouches avec toutes sortes de cancers. Je déposais ma merde sur un parking et des mecs venaient la prendre une fois par semaine. Soi-disant, ils l’amenaient à une usine de traitements des déchets ; mais pour ce que j’en sais, c’était des mecs genre Tony Soprano qui balançaient ça dans des carrières !”
La fameuse Bactine, qui donne son titre à l’une des nouvelles de Knockemstiff, est un désinfectant qu’on trouvait en bombe. Il n’existe plus qu’en crème aujourd’hui. Quant au recueil de nouvelles, il rappelle plus le monde de Citizen Ruth (film d’Alexander Payne avec Laura Dern en sniffeuse de glue – ndlr) ou celui de Gummo, le film d’Harmony Korine (qui se passe à Xenia, cent bornes à l’ouest de Knockemstiff) que celui de Winesburg, Ohio, le livre de Sherwood Anderson.
Il y a pourtant dans le recueil de Pollock une carte du patelin, comme une citation directe du livre d’Anderson. Et on avait peut-être oublié que l’écrivain – oublié lui aussi, même s’il est le père des lettres modernes américaines – avait voulu intituler son livre A Book of the Grotesque.
Grotesques, les onanistes de Knockemstiff le sont assurément, battant à plates coutures les violeurs de pastèques de Cormac McCarthy : vieilles chaussettes, poupée de la petite soeur, nids de frelons, tout est bon pour les désespérés de l’Ohio, y compris leur objet favori pour la branlette, les cervelles de porc. Pollock dit qu’après avoir quitté l’école, il a travaillé dans un abattoir. On n’ose extrapoler.
Ce qui distingue Pollock des Denis Johnson et autres Chuck Palahniuk (un admirateur), c’est sa tuante humanité. Ses estropiés de la vie sont plus touchants que choquants. A preuve cet invétéré fuck-up, accro à l’Oxy dans la nouvelle “Béni des dieux”, qui n’arrête pas de se couvrir de honte auprès de sa femme et de son fils quasi autiste et qui découvre que le fiston n’est muet qu’en sa présence.
Pollock fend le coeur comme on fend du bois : shlaack ! sans prévenir. Voir encore ce qu’il écrit sur la femme qui vend son sang AB négatif, très demandé : “Ça la faisait se sentir spéciale, d’avoir ce sang rare. C’était la seule partie de son corps encore désirable.”
Pollock écrit sur l’Amérique du milieu – rien d’exotique. Il observe qu’il y a toujours eu beaucoup de drogues dans le sud-Ohio mais qu’elles ont changé.
“Maintenant, on voit surtout des médocs. Le trafic de médocs genre morphine ou Oxy est énorme. L’Oxy est un opiacé très puissant (OxyContin) qu’on trouve soit en cachet soit en patch. Deux de mes cousins et un de mes meilleurs amis sont morts de ça, un patch encore dans la bouche. Ils le mâchouillaient pour que ça fasse de l’effet plus vite. Moi, je n’ai jamais vraiment eu d’ennuis. Je me suis seulement retrouvé quelques nuits en cabane. Vagabondage, conduite en état d’ivresse, possession de marijuana, pas grand-chose.”
C’est à l’atelier d’écriture qu’il a écrit les premières nouvelles de Knockemstiff et c’est là aussi qu’il a trouvé le concept des histoires liées entre elles, autant par les personnages qui réapparaissent de récit en récit que par le lieu. L’édition américaine contient les remerciements d’usage ainsi qu’une sorte de disclaimer attestant qu’il y a aussi des gens bien à Knockemstiff, en plus des tueurs en série et des tatas flingueuses.
“Mes parents, pour commencer. Quand on m’a fait remarquer que le bouquin penchait un peu du même côté, j’ai essayé d’écrire sur des gens bien comme mon oncle, mais ça ne sortait pas comme je voulais. Pareil pour la fabrique de papier – je trouve que dans ce pays on n’écrit pas assez sur le travail – mais ça ne collait pas avec le livre que je voulais faire. J’espère pouvoir m’y atteler un jour.”
Quand on lui fait remarquer qu’il doit être aussi populaire dans son bled que Larry McMurtry l’était quand il a écrit son brulôt sur sa ville natale (Wichita Falls, Texas) dans La Dernière Séance, Pollock rigole : “Oh, y en a bien deux que ça a énervé mais ils n’habitent plus là-bas depuis des années. C’est facile d’avoir une vision nostalgique de ces choses-là mais ce n’est pas toujours la vérité.”
Commentant des photos qu’il a prises récemment de Knockemstiff, aujourd’hui ville fantôme : “Des trois magasins, il n’en reste plus un seul. Ma mère en tenait un, j’y travaillais pendant les vacances. Pareil pour le bar. C’était le genre d’endroit où ils avaient fini par remplacer les tabourets par des billes de bois ; ils en avaient marre qu’on les casse tout le temps.” Il ne reste plus que l’église d’ouverte.
Il pense avoir fini son roman dans un mois. “Le serial-killer de Knockemstiff figure toujours dans le livre mais on le voit sous un meilleur jour. Je ne suis pas féru de tueurs en série, je ne lis pas de bouquins dessus non plus. Dans les romans, mon tueur préféré est celui de Child of God de Cormac McCarthy. Sinon, j’ai eu du mal à terminer le livre de Tim Cahill sur John Wayne Gacy Jr., Buried Dreams, tellement ça m’a foutu les chocottes.”
Bien qu’il ait grandi en écoutant du rock ou les hits de country, Pollock s’est découvert un penchant pour ce qu’il appelle le “stoner rock” (Kyus, Acid King, Monster Magnet, Orange Goblin and all that good shit) mais il écoute aussi R.L. Burnside ou Chris Whitley, un médicamenteux comme il le fut lui-même. Malgré la monotonie de sa vie présente, il ne vivrait jamais ailleurs qu’à Chillicothe, une ville de 24000 âmes équidistante de Columbus au nord et Cincinnati à l’ouest.
Il reconnaît que pour lui, rien n’a vraiment changé. Comme il l’écrit dans son livre atrocement drôle : “Tout est compliqué quand on est en vie, même pour les experts.”
Knockemstiff (Buchet/Chastel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, 252 pages, 20 €
{"type":"Banniere-Basse"}