Le groupe Canal + a arrêté de payer les droits de ses auteurs. Son objectif ? Obtenir une baisse de 70 à 80 % de cette facture. La méthode de négociation est violente. Les quatre sociétés de collecte de droits (SAD, Sacem, Scam et ADAGP) ont décidé de porter l’affaire devant le tribunal de grande instance.
La coupe est pleine. Depuis le début de l’année, le groupe Canal + ne reverse plus de droits d’auteur aux sociétés de collecte de droits (SAD, Sacem, Scam et ADAGP). Malgré des discussions toujours en cours, la filiale de Vivendi se montre inflexible. « C’est vraiment un truc de voyou« , s’insurge une source proche du dossier. Il met les gens à genoux. C’est une technique de négociation asymétrique« , poursuit-elle. Les sociétés de collecte de droits ont décidé de répliquer. Elles viennent d’assigner le groupe Canal + devant le tribunal de grande instance de Nanterre pour non paiement des rémunérations dues aux auteurs. « On est prêt à aller au clash« , avaient-elles prévenu. Désormais, le processus est enclenché.
Nous ne sommes que des coûts (salariés, créateurs, journalistes,etc)#Canal+ : le point de la situation https://t.co/YbJJd5Ikg3 via @Sacem
— CFDT CANAL+ (@CFDTCANALPLUS) 4 juillet 2017
Documentaristes, compositeurs, journalistes, réalisateurs… Tous sont concernés. L’objectif de ce bras de fer pour le groupe audiovisuel ? Obtenir une baisse de 70 à 80 % de la facture du droit d’auteur. Une exigence impossible à satisfaire selon les sociétés de collecte de droits. « Les artistes comme Madonna, c’est l’exception, souligne un interlocuteur qui souhaite garder l’anonymat. La plupart des créateurs ne sont pas très fortunés. Ils sont mis dans une situation précaire. C’est inquiétant. » Vulnérable, aucun auteur ne souhaite témoigner à visage découvert, « nos sociétaires ont très peur des mesures de rétorsion« , partage une société de collecte de droits.
Une rupture de contrat unilatérale
Le groupe dirigé par Vincent Bolloré n’a pas honoré le paiement du dernier trimestre 2016 et des trois premiers mois de 2017, soit 50 millions d’euros. En temps normal, il reverse 100 millions d’euros par an aux sociétés de collecte de droits. Mathieu Debusschère, délégué général de L’ARP, une association française de cinéastes, y voit une mesure prise directement par « la direction, donc par Vincent Bolloré. »
La rupture de contrat unilatérale est incompréhensible pour les sociétés de collecte de droit. D’autant que cette décision détonne avec le souhait du groupe de bousculer la chronologie des médias en s’affranchissant du délai de dix mois qui sépare la sortie en salle d’un film de sa diffusion à la télévision.
« Le secteur audiovisuel est un environnement en mouvement. Face à Netflix, à la SVOD (vidéo à la demande par abonnement), il faudrait plutôt bâtir une relation de confiance pour s’adapter, déplore Mathieu Debusschère. On est confronté à un double discours. D’un côté, Canal + nous répète quotidiennement qu’il souhaite financer la création. Mais de l’autre, la violence de sa décision contraste totalement. »
Mais pour la filiale de Vivendi, les droits sont trop élevés à l’heure où elle s’astreint à un plan annuel de 300 millions d’euros d’économies, la moitié concernant ses programmes. L’argument est fragile puisque la collecte des droits d’auteur est réalisée sur le pourcentage du chiffre d’affaires de la chaîne. Lorsque cette dernière connait une baisse d’audience, les taux s’adaptent automatiquement.
Via un communiqué, L’ARP, présidée par Claude Lelouch, s’est déclarée « profondément choquée » par la situation. Si le groupe Canal + ne rémunère plus les créateurs, il ne se prive pas en revanche de continuer à exploiter leurs contenus, dont 70 % sont assujettis à des droits d’auteur.
« Des pots à crayons »
Violence. C’est aussi le mot qui vient à la bouche de Thibaut*, un compositeur de musique. « C’est comme si on nous coupait les vivres« , alerte-t-il. En effet, les droits d’auteurs constituent la source de revenu principale des créateurs. « Pour m’occuper de la musique d’une série de 8 épisodes, je touche de 20 000 à 30 000 euros« , détaille l’artiste. Une somme de laquelle il faut décompter les coûts de fabrication. « Pratiquement tout est utilisé pour la création. Il faut payer le mixage, rémunérer les musiciens…« , précise Thibault.
Le groupe Canal + concevrait-il ses auteurs comme des variables d’ajustement ? Ce cas n’est pas unique. Selon le quotidien Libération, le groupe audiovisuel a également demandé à des fournisseurs de documentaires, de reportages et d’animations d’accepter des remises de 20 % sur des projets pour lesquels il s’était engagé. Là encore, il cherche à mettre ses interlocuteurs au pied du mur, soit ils acceptent, soit ils ne touchent rien. Plutôt du genre brutale, la méthode est signée Michel Sibony, le responsable des achats de Canal +. Ce très proche de Bolloré n’est pas réputé pour sa grande considération vis-à-vis de la création. « Canal + considère ses auteurs comme des pots à crayons« , assène Mathieu Debusschère.
Or, les sociétés de collecte de droit le rappellent, la filiale de Vivendi vit aussi grâce à la création, sur laquelle repose une grande partie de sa réputation. Le Bureau des Légendes, Engrenages ou encore Les Revenants, pour ne citer que le plus récentes… Autant de séries libellées créations originales Canal +. Les œuvres produites sont souvent louées pour leur audace. De plus, le groupe reste le premier financier du cinéma français. C’est dire si ses considérations sur les rémunérations des créateurs inquiètent.
Comme du « piratage en ligne »
« Ce que fait Canal, c’est la même chose que le piratage en ligne ou s’il volait un sac. Il nie le savoir-faire des créateurs« , avance Thibault. Au-delà du cas du groupe audiovisuel, l’artiste s’inquiète de la façon dont est perçue aujourd’hui la création. « Depuis une vingtaine d’années, je vois les choses se dégrader. Mise à part quelques grosses productions, les budgets sont de moins en moins importants« , souligne-t-il.
La popularité du streaming qui concentre 32 % des revenus du marché de la musique n’améliore pas la situation. La diffusion de ses oeuvre en streaming et sur YouTube, dont certaines atteignent les 400 000 vues, a rapporté la somme dérisoire de 64 euros à son auteur l’an passé. L’artiste tire la sonnette d’alarme: « On va vers une société de musique gratuite. Or, il faut prendre en conscience que la création, quelle qu’elle soit, doit avoir un coût. »
* Le prénom a été modifié