Dans un procès prévu le 1er octobre 2013 mais finalement reporté à mai 2014, un ancien cadre d’Areva et un espion suisse seront jugés pour avoir enquêté illégalement sur Anne Lauvergeon, au moment où cette dernière était encore patronne du groupe nucléaire français. Une affaire qui révèle les méthodes d’un système proto-mafieux au cœur de la République. Deuxième partie : sur la trace de l’espion suisse.
Deuxième partie : Sur la trace de l’espion suisse
Qui connaît Mario Brero, l’homme au cœur du scandale Areva ? Dans le petit milieu de l’investigation privée, à peu près tout le monde. A Genève où il habite, mais aussi à Paris et Londres, où il travaille énormément. Aujourd’hui, environ 90% de son chiffre d’affaires est réalisé à l’étranger. Une réputation internationale patiemment bâtie au cœur de la capitale helvète. Mario Brero, c’est avant tout un style. Costume toujours impeccable, chemises brodées à ses initiales, ce sexagénaire affable passe rarement inaperçu au volant de sa Porsche Cayenne. Diplômé de l’École polytechnique de Lausanne, il a fondé Alp Services en 1989. En un peu plus de vingt ans, la société basée Genève s’est imposée comme un acteur incontournable sur le marché de l’intelligence économique en Europe. Une quinzaine de salariés y travaillent à plein temps, parmi lesquelles des informaticiens, des experts en géopolitique ou d’anciens policiers reconvertis. Une diversité de profils sur laquelle s’appuie Mario Brero pour proposer une grande gamme de services. Surveillance, cybercriminalité, systèmes de sécurité, criminalité économique, lutte contre le piratage, recherche d’antécédents ou enquêtes de patrimoines : le cabinet brasse très large.
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Ces dernières années, Alp Services a ainsi multiplié les missions en Europe centrale, pour le compte de clients occidentaux ou d’oligarques russes. Ses limiers ont également enquêté sur un vaste trafic d’antiquités dans le port franc de Genève ou encore sur les fonds cachés de Saddam Hussein pour le compte du cabinet américain Kroll. Autant d’affaires sensibles qui ont contribué à l’image à la fois prestigieuse et sulfureuse d’Alp Services.
Genève, nid d’espions
Depuis de nombreuses années, la Suisse offre un écrin idéal aux cabinets d’intelligence économique. Pour les sociétés comme celle de Mario Brero, disposer d’une antenne à Genève ou Lausanne permet de démarcher des banques et des entreprises locales mais aussi de proposer à sa clientèle étrangère des services d’enquête sur place. Haut lieu de négoce des matières premières, siège de nombreuses multinationales, nid de milliardaires, Genève est aussi le paradis des espions.
Aujourd’hui, environ une dizaine de sociétés d’investigation partagent ce juteux marché et profitent d’un cadre juridique moins contraignant. Les agences de recherche privée y sont assermentées et peuvent avoir accès aux principales bases de données des agences fédérales de police et de justice. Mais certaines sont prêtes à aller beaucoup plus loin. Sur son site, Alp Services précise que ses enquêtes sont menées « avec toutes les techniques du renseignement, y compris la mise en place de moyens technologiques sophistiqués ». Des moyens souvent parfaitement illégaux en France.
Lors de son audition dans le cadre de l’enquête sur l’espionnage d’Anne Lauvergeon, Mario Brero ne s’en est d’ailleurs pas caché.
« Pour les recherches illégales, c’est compliqué, les législations sont différentes selon les pays. Je pense que c’est pour se débarrasser de cette problématique qu’Areva a mandaté ma société. »
De Genève à Paris, il arrive souvent que des grandes entreprises sous-traitent les missions les plus sensibles à des officines par avocats interposés. Un cloisonnement qui permet de masquer le destinataire final du rapport d’enquête. Autre avantage propre à la Suisse : leur extraterritorialité place ces cabinets hors d’atteinte des services de renseignement français. Un atout majeur dans un pays où la discrétion se monnaye souvent très cher.
Réputation sulfureuse
Au sein de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur, le contre-espionnage français), il existe néanmoins un service spécialement dédiée à la surveillance de ces officines. Baptisée « K » (anciennement « B » du temps de la DST), cette sous-direction garde un œil sur la plupart des cabinets d’intelligence économique, dont certains sont soupçonnés de servir de couverture à des gouvernements étrangers. Pour éviter les ennuis aux sociétés françaises, la DCRI est parfois sollicitée afin de donner son avis sur tel ou tel sous-traitant. En théorie, pour les dossiers épineux concernant la sécurité, Areva travaille avec une quinzaine de cabinets « référencés ». Pour les autres ? « Nous nous renseignons auprès de la DCRI et il m’arrive de prendre contact avec la DGSE », admettra un responsable du service de la sécurité chez Areva.
Que savaient exactement les services secrets français des activités de Mario Brero ? Selon un autre cadre d’Areva, la consigne de la DCRI était claire. « Alp Services est une société connue, mais à traiter avec attention. Pas de feu rouge mais employer les plus grande précaution. » Dans le langage des services, on appelle ça un « feu orange ». Pas d’interdiction formelle mais aucun soutien en cas de crise.
A Paris, plusieurs personnes confirment la réputation très sulfureuse de Mario Brero. « Tout le monde savait que pour les factures téléphoniques ou les comptes bancaires en Suisse c’était lui », confie même un ancien policier. En privé, pourtant, l’avocat de Brero ne se prive pas pour vanter la bonne moralité de son client. « Alp Services collabore depuis 25 ans avec les autorités suisses mais également d’autres pays, écrit-il dans un courrier. La société a même compté parmi ses collaborateurs des anciens magistrats, dont un ancien juge d’instruction genevois qui avait exercé cette fonction pendant plus de trente ans. » Bref, que du beau monde.
Mais depuis quelques mois, Mario Brero se fait beaucoup plus discret, sans doute car son affaire a éclaté au plus mauvais moment. Ces dernières années, jamais la Suisse n’a été confronté à une telle succession de scandales. Face aux affaires de fraudes et de blanchiment qui s’accumulent, les autorités aimeraient faire place nette, au moins en apparence. Si bien que début 2011, l’affaire a fait quelques grosses vagues sur le bord du lac Léman.
Après la plainte déposée par Anne Lauvergeon, l’enquête a été étendue en Suisse et confiée au procureur Yves Bertossa, une figure du parquet de Genève. Fils de Bernard Bertossa, ancien procureur général chasseur de délinquants en col blanc, le jeune magistrat cherche à se faire un prénom dans un pays où les juges ne sont pas nommés mais élus. A la tête de la section des affaires complexes, c’est lui qui reçoit et traite toutes les commissions rogatoires. Récemment en première ligne dans l’affaire Cahuzac, Yves Bertossa a mené son enquête sur le dossier Lauvergeon tambour battant.
Il a d’abord cherché à comprendre comment Mario Brero a pu se procurer les fadettes du portable suisse d’Olivier Fric. Interrogé sur l’origine de ces factures détaillées, Mario Brero a reconnu avoir payé des sources pour se les procurer tout en refusant de livrer le nom de ses fournisseurs. Mais rapidement, le principal d’entre eux va être identifié et passer aux aveux.
Trafic de factures téléphoniques
Ancien de la Légion étrangère, André Nicolet a travaillé pour les services de sécurité de la banque cantonale avant de fonder Iris Label, une obscure officine basée à Lausanne et aujourd’hui en liquidation judiciaire. Arrêté début mai 2012, il est aussitôt soupçonné d’être au centre d’un vaste trafic de factures téléphoniques. Au cours des semaines suivantes, quatre employés d’opérateurs téléphoniques Sunrise, Swisscom et Orange, sont interpellés à leur tour. Puis par effet domino, une employée de banque accusée d’avoir transmis des données bancaires protégées. Selon nos informations, tous ont été licenciés et condamnés à des peines d’amende par ordonnance pénale du 26 juin dernier.
Dans le cadre de ces investigations, plusieurs « clients » d’André Nicolet ont également été entendus mais seul ce dernier a finalement été sanctionné. Désormais interdit d’exercer, il a dû s’acquitter d’une caution de 100 000 francs suisses (environ 110 000 euros).
Quant à Mario Brero, qui n’a pas été poursuivi à Genève après un deal avec Lauvergeon, il ne risque rien en Suisse mais devra néanmoins s’expliquer à Paris le 1er octobre. Un procès à haut risque pour Areva, qui cherche depuis le départ à lui faire porter seul le chapeau. Mais derrière l’espionnage d’Anne Lauvergeon, se dessinent les contours d’une guerre dont les enjeux remontent jusqu’au sommet de l’État. Un terrain miné qui pourrait expliquer pourquoi l’enquête menée par le parquet de Paris a été soigneusement étouffée…
Emmanuel Fansten
Prochain épisode : la guerre des clans