Le droit pénal s’est déshumanisé, explique ce professeur au Collège de France. Pendant que se dessine une culture de la peur, du terroriste ou du criminel, l’Etat de droit dérive vers la répression.
Pourquoi la loi française de 2008 relative à la rétention de sûreté marque- t-elle une étape fondamentale dans ce que vous appelez la “déshumanisation” du droit pénal?
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Cette loi permet de maintenir un condamné en rétention, après exécution de sa peine, pour un an renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de sa dangerosité. On ne le punit pas pour sa faute mais on le neutralise comme on le ferait d’un animal dangereux. D’autant que la loi s’accompagne d’une radicalisation du contrôle social avec le développement sans précédent des fichiers de données personnelles et de la biométrie, qui organisent la traçabilité des personnes sur le modèle de la traçabilité des marchandises. Nous pourrions tous devenir des suspects sous surveillance.
Vous dites que depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’état d’exception empiète de plus en plus sur l’Etat de droit, aux Etats- Unis et ailleurs.
Le 11 Septembre a marqué un virage. Aux Etats-Unis, la proclamation de l’état de guerre a permis de suspendre l’Etat de droit, ce qui a conduit à légitimer la torture et des formes extrêmes de déshumanisation : on se souvient de ces hommes enfermés dans des cages à Guantánamo, ou des prisonniers tenus en laisse à Abou Ghraib… Certes, l’état d’exception est supposé provisoire. Mais s’agissant d’un terrorisme global, qui n’a ni commencement ni fin, cet état tend à devenir permanent, d’autant que la “suspension” s’accompagne d’un “détournement” de l’Etat de droit, par transfert de pouvoirs à l’armée, voire à des sociétés militaires privées. Sans conduire à de tels excès, il semble qu’un peu partout dans le monde, et bien au-delà du terrorisme, on observe un durcissement de la répression et une extension de la prévention, comme si les attentats de New York avaient levé un tabou et libéré les responsables politiques, symboliquement et juridiquement, de l’obligation de respecter les limites propres à l’Etat de droit. En France, il s’agit surtout de le contourner en multipliant les régimes dérogatoires et en évitant de consulter les autorités indépendantes, comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme ou la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Vous parlez d’interdépendance entre des dangers aussi différents que le terrorisme, le changement climatique, les maladies épidémiques…
La peur nourrit la peur. Il y a une porosité entre celle que l’on ressent vis-à-vis de l’autre, qu’il s’agisse du terroriste, du criminel ou de l’étranger, et la peur d’un monde que l’on perçoit de plus en plus dangereux à l’échelle planétaire : terrorisme global, cybercriminalité, changement climatique, risques économiques, financiers, écologiques, technologiques, tout se mêle pour dessiner les contours d’une société de la peur. D’autant que, sur le plan juridique, l’Etat se trouve débordé, au sens propre (les risques devenus planétaires ne s’arrêtent évidemment pas à la frontière de chaque Etat), et au figuré (aucun Etat ne dispose de réponses efficaces à lui seul).
Tiraillé entre la liberté et la sécurité, le local et le global, que devient le droit ?
Il est en train de passer d’une représentation simple, identifiée à l’Etat, à un système beaucoup plus complexe, à la fois évolutif et interactif, à mesure que les interactions se multiplient entre différents niveaux (national, régional comme l’Europe, mondial). Tantôt elles se font par hiérarchie de normes, par exemple entre le droit français et le droit européen, tantôt par simples échanges horizontaux, comme le “dialogue des juges” engagé, par exemple, lorsque la Cour suprême des Etats-Unis cite la Cour européenne des droits de l’homme, ou inversement. Ainsi se met en place un ordre juridique ni purement national, ni véritablement mondial, que j’ai proposé de nommer “pluralisme ordonné”. Deux termes traditionnellement antinomiques : s’il y a pluralisme, c’est qu’il y a des ordres et s’il y avait un ordre mondial, il ne pourrait être pluriel. Et pourtant on voit émerger sous nos yeux, autour de principes communs, la possibilité d’un ordre non pas uniforme mais pluraliste, qui combinerait aux droits nationaux et aux droits régionaux en pleine expansion un droit à vocation mondiale.
Va-t-on vers un droit des migrations ?
La question des migrations est un test décisif de l’émergence à l’échelle mondiale d’une communauté de destin. La transformation d’une société de la peur en une telle communauté ne viendra ni des seuls Etats ni des seuls juristes, mais d’une prise de conscience des citoyens. Nous en sommes loin : même l’Europe, ouverte à l’intérieur, se ferme au dehors comme une forteresse. C’est seulement lorsque le sentiment d’appartenir à une même communauté aura progressé que le droit pourra pleinement contribuer à sa réalisation. Encore faut-il déjà préparer les instruments nécessaires. Ainsi, par exemple, un projet de Convention sur les “déplacés environnementaux”, lancé par des ONG, comprend le droit d’être accueilli hors de son pays et celui d’y revenir le moment venu.
Vous avez consacré six années de cours au Collège de France et trois ouvrages aux “forces imaginantes du droit”. Le droit comme une création artistique ?
Je ne sais pas si le droit est un art ; en tout cas, c’est un domaine dans lequel il faut innover, donc faire oeuvre d’imagination. Les anciens modèles sont inadaptés car le réel a changé. Pour échapper à la métaphore architecturale qui imprègne tout le langage juridique, avec ses socles, piliers, fondations, droits fondamentaux, etc., et tenter d’exprimer cette instabilité du droit, j’ai proposé celle, un peu provocatrice, des “nuages ordonnés”. Mais le temps est plutôt à l’orage !
Libertés et sûreté dans un monde dangereux de Mireille Delmas-Marty (Seuil), 218 pages, 21 €.
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