“Sorry to Bother You” fait son entrée sur Netflix ce 1er février. Critique intransigeante et barrée de la société du spectacle capitaliste, le premier film de Boots Riley s’insère dans une tendance actuelle du cinéma noir américain : la représentation en demi-teinte de la mobilité sociale.
Le 1er février 2022 signe l’arrivée d’un ovni dans le catalogue de Netflix. Sorry To Bother You, de l’Américain Boots Riley, ne se laisse pas résumer facilement. Dans ce film social mâtiné de science-fiction, un jeune Afro-Américain en galère, Cash (Lakeith Stanfield), décroche un travail dans une entreprise de télémarketing. Maniant à la perfection ce que les personnages du film appellent la white voice (comprendre : un timbre qui suinte la réussite sociale), il ne tardera pas à se faire remarquer par ses supérieurs. Pour autant, il ne deviendra jamais un self-made man. Le réalisateur et rappeur, qui se réclame du marxisme, se gardera bien d’en arriver à une telle conclusion.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’archétype de l’homme pauvre et méritant, qui s’épuise à la tâche sans faillir et finit par goûter au fruit du succès, semble se faire vieux. Un monde sépare le Chris Gardner d’À la recherche du bonheur du Cash de Riley. Un monde d’amertume, de colère et de scepticisme face à l’idéologie méritocratique. Et il n’est pas le seul, ces dernières années. Le deuxième film de Jordan Peele, Us, s’attaquait autant au racisme qu’à la société de classe américaine. Nia DaCosta, dans sa version de Candyman, choisissait de placer son intrigue dans la petite bourgeoisie culturelle avide de gentrification. Enfin, plus récemment dans les salles de l’Hexagone, Residue de Merawi Gerima livrait l’autoportrait d’un réalisateur de retour dans le quartier de son enfance. Les récits ambivalents, voire contestataires, prenant pour objet des transfuges de classe se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique noir américain. Mais peut-on considérer ce changement de paradigme comme un phénomène nouveau ?
Une (r)évolution pas née d’hier
Du sexe, des luttes sociales, et des flics morts. Ce cocktail révolutionnaire et radical, on le doit à Melvin Van Peebles et la cavale effrénée du braqueur de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, qu’il filme en 1971 comme un opéra low-budget. L’émergence d’un cinéma noir ne s’est pas faite en douceur dans le paysage américain. À mesure que le mouvement pour les droits civiques redouble d’ampleur dans les rues et dans l’espace médiatique, la culture se met au pas : c’est la naissance de la Blaxploitation. Aussi bien un mouvement qu’un véritable genre cinématographique, reconnaissable entre autres par l’importance de ses bandes son alliant le funk et la soul, c’est un cinéma fait par les Afro-Américains pour les Afro-Américains.
Représenté par Gordon Parks, William Crain, ou encore l’actrice Pam Grier, il joue des codes traditionnels du cinéma policier, horrifique et fantastique, tout en donnant une vraie importance à la création de personnages noirs charismatiques et pluriels (après avoir été bien trop souvent réduits à des fonctions subalternes dans le vieil Hollywood), de même qu’à des intrigues plus proches des intérêts et enjeux réels de la vie des populations afro-américaines de l’époque. Un âge d’or révolutionnaire qui durera six ans avant d’être broyé par l’ère Reagan.
Régis Dubois, spécialiste du cinéma noir américain, pointe du doigt une disparition quasi-totale des réalisateurs noirs à Hollywood pendant les années 1980. La révolte est tuée dans l’œuf avant de resurgir dans les années 1990, marquées par un climat de désillusion générale. La focale est braquée sur le ghetto, lieu d’aliénation par excellence mais également la scène d’une contre-culture musicale, artistique et cinématographique qui finira par être récupérée par les élites bourgeoises.
Dans Boyz n The Hood, dont le casting est composé, entre autres, d’Ice Cube, Angela Bassett et Regina King, John Singleton donne à voir le quotidien de trois jeunes hommes des quartiers défavorisés de Los Angeles. New Jack City, de Mario Van Peebles, plante son intrigue policière dans l’épidémie de crack à New York. Enfin, c’est également à ce moment-là que Spike Lee choisit de rendre hommage à Malcom X en adaptant sa vie à l’écran. Porté par l’interprétation de Denzel Washington, le biopic sera acclamé de toutes parts.
Un président noir à la Maison-Blanche : espoirs et désillusions
On se souvient de cette réponse de James Baldwin à un journaliste qui lui demandait, il y a quarante ans : “Qu’est-ce que vous pensez du prochain président noir de ce pays ?” “La vraie question n’est pas d’avoir ou non un président noir mais de quel pays il sera le président”, avait rétorqué l’écrivain.
Tout comme il a suscité une levée de boucliers chez les plus conservateurs, l’avènement de Barack Obama en 2009 a répandu une lueur d’espoir parmi les progressistes et ouvert une brèche culturelle dans le champ des possibles. Alors que l’industrie se voit à nouveau investie par des artistes racisés, ces élections considérées comme un tournant historique semblent leur donner envie de se tourner vers leur passé.
Avec des drames historiques taillés pour les Oscars comme 12 Years A Slave de Steve McQueen ou Le Majordome de Lee Daniels, l’Amérique se rend compte du chemin parcouru depuis l’esclavage. Le racisme et la ségrégation y sont décrits dans toute leur atrocité, mais sont souvent tempérés par la tolérance et l’existence de personnages blancs empathiques ne souscrivant pas aux mentalités de leur époque. En somme, c’est une véritable tentative de “réconciliation nationale” qui se joue, comme l’indique Dubois dans Le Cinéma noir américain des années Obama. Une tentative qui n’aboutira pas.
Quand Barack Obama quitte ses fonctions en 2017, la situation ne s’est que peu ou prou améliorée pour les classes défavorisées. Les émeutes de Ferguson scandent déjà en 2014 que “les vies noires comptent”. La prison de Guantanamo, qui fait continuellement l’objet de luttes sociales, est toujours ouverte malgré les promesses de l’ancien président.
Pour le journaliste Salim Muwakkil, la population a fait erreur en confondant l’activisme antiraciste et l’électoralisme : le double-mandat d’Obama, s’il n’a pas révolutionné les fondements de la société américaine, a été avant tout une victoire symbolique. Dans ce contexte, on peut comprendre l’émergence de films désabusés comme Fruitvale Station de Ryan Coogler, qui aborde frontalement la question des violences policières.
Le retour de la lutte des classes
En retraçant la généalogie du cinéma noir américain contestataire, il nous est possible de constater que Sorry To Bother You, Us ou encore Residue ne sortent pas de nulle part. Au contraire, ils renouent avec leurs racines et réinjectent une radicalité que la présidence Obama avait temporairement estompée. Après quatre ans de politique trumpienne et un mouvement #BlackLivesMatter plus embrasé que jamais, il était d’autant plus urgent de le faire. À l’exception près que ce cinéma semble s’intéresser davantage à la question des transfuges noir·es.
Comme l’immigré, le transfuge noir est au centre d’une double absence : il ne parvient plus à renouer avec son milieu d’origine, mais ne se sent jamais tout à fait à sa place parmi les puissants. Il n’est pas épargné par le racisme, mais par son intégration à la bourgeoisie, il trahit. Cash abandonne ses collègues en brisant la grève de son entreprise ; le protagoniste de Residue, en réalisant un documentaire sur son quartier d’origine, se donne un rôle de “voix des opprimés” que personne ne lui a demandé d’endosser.
C’est une manière pour les artistes d’avertir leur communauté sur les erreurs passées : penser que le pouvoir, s’il était aux mains de gens comme eux, éradiquerait nécessairement les inégalités sociales. Déjà en 1969, Edward Franklin Frazier attirait l’attention sur la constitution d’une bourgeoisie noire dans Black Bourgeoisie ; il semblerait qu’aujourd’hui, les thèses de l’auteur soient davantage entendues par une génération de cinéastes qui enjoignent à ne pas placer son confort individuel avant les intérêts de la communauté. Au risque de finir comme un William O’Neal, indic’ pour le FBI dans le groupe des Black Panthers, qui contemple avec gourmandise le mode de vie confortable de son patron. Le film Judas and The Black Messiah de Shaka King a beau se passer dans les années 1970, sa morale très actuelle est complètement assumée : ne pas céder à l’apathie ni succomber aux pièges du mythe du rêve américain, pour peu qu’on y croie encore…
La consécration de Parasite le laissait présager. Dans la foulée de la promotion du film, Bong-joon Ho expliquait que son propos transcendait les frontières, car après tout, nous vivons tous dans le même pays : celui du capitalisme. Cette position, le réalisateur coréen la défend depuis le début de sa carrière, mais elle résonne désormais à plus grande ampleur. Peut-être sommes nous aussi plus disposé·es à l’écouter.
Aujourd’hui, la conscience de la domination s’est globalisée. Les jeunes générations, qui se politisent de plus en plus tôt, prônent un militantisme qui fait moins de concessions et encensent l’intersectionnalité. Dans un entretien avec Les Inrocks en 2017, Raoul Peck faisait le constat d’une situation politique dénuée de changements fondamentaux à l’échelle du système. Or, selon le réalisateur haïtien, “tant que l’on n’aura pas touché aux structures du pouvoir, rien ne changera”. Et cela, les réalisateurs d’Us, Residue et Sorry to Bother You l’ont bien compris.
{"type":"Banniere-Basse"}