Il a monté une escroquerie à 65 milliards de dollars. Plongée au cœur de l’arnaque du siècle et de la personnalité trouble de son auteur, avec un livre qui regroupe les enquêtes réalisées par un journaliste américain pour le magazine Vanity Fair.
« Cela ne pouvait pas continuer”, lit-on au dos du petit livre qui compile les trois longues enquêtes que le journaliste américain Mark Seal a consacrées à Bernard Madoff pour le magazine américain Vanity Fair. Effectivement, cela ne pouvait pas continuer : 65 milliards de dollars engloutis au total (soit à peu près l’équivalent du PIB annuel de la Croatie), des familles totalement ruinées, des fonds d’investissement plombés, des banqueroutes en cascade, et même un suicide : celui du Français Thierry Magon de La Villehuchet, 65 ans, qui avait levé plus d’un milliard de dollars auprès de clients européens (notamment Liliane Bettencourt, fille du fondateur de L’Oréal et femme la plus riche d’Europe) pour les investir chez Madoff. L’affaire est un véritable séisme financier.
Tout éclate le 11 décembre 2008 quand Bernard Madoff est arrêté par le FBI pour avoir réalisé une escroquerie du type “chaîne de Ponzi”. La technique est assez simple : on appâte le client avec un rendement de 20 % sur le placement initial ; les candidats se bousculent, on paie les intérêts avec l’argent des derniers arrivés, et ainsi de suite pendant plus de trente ans…
Ce jour-là, Mark Seal déjeune tranquillement en compagnie de sa femme et de quelques amis dans un restaurant d’Aspen, l’une des stations de ski les plus huppées du Colorado.
“L’une de mes amies a appris par un message sur son portable que Madoff avait été arrêté pour avoir escroqué ses clients d’environ 50 milliards de dollars. Dans la soirée, nous avons appris que plusieurs de nos amis étaient touchés et que la retraite de nos compagnons de table était partie en fumée. Une véritable hystérie a gagné le restaurant puis tout Aspen. Des gens hurlaient, proféraient des menaces à l’égard de Madoff. Ensuite, un sentiment de honte et d’humiliation a gagné la ville : certaines personnes n’étaient plus en mesure de payer quoi que ce soit. Dans cette luxueuse station de ski, nous avons alors vu apparaître une nouvelle classe sociale : les gens nouvellement dans le besoin”, explique avec humour Mark Seal, joint au téléphone à New York.
Le 29 juin 2009, quelques mois après son arrestation, Bernard Madoff est condamné à cent cinquante ans de prison, le maximum prévu par la loi, pour ce que l’on peut considérer comme la plus grosse fraude de tous les temps. Mark Seal a passé l’arnaque Madoff au peigne fin et essayé de reconstituer son parcours et sa personnalité. De cette enquête pointilleuse, il a extrait des témoignages passionnants comme celui de Carmen Dell’Orefice, ancien mannequin vedette de 77 ans (elle a notamment posé pour Richard Avedon), sorte d’héroïne lynchienne, qui ouvre le livre.
“Bernie était tranquille, ce n’était pas un conteur ni un brillant causeur. (…) Il se contentait d’être Bernie, agréable et poli”, explique Carmen Dell’Orefice en triturant ses photos souvenirs où elle pose aux côtés de Madoff sur un yacht ou à la terrasse d’un hôtel de Monte-Carlo. Un type rassurant et gentil qui ne payait pas de mine : voilà ce qui ressort des témoignages sur Bernard Madoff.
Madoff naît le 29 avril 1938 dans le quartier du Queens, à New York. Son père plombier l’élève dans la tradition juive. Diplômé en sciences politiques, il épouse en 1959 son amour de lycée, Ruth Alpern. Le couple s’installe dans un modeste deux pièces du Queens à 87 dollars par mois, avec son chien schnauzer prénommé Muffin. Madoff fonde sa propre société d’investissement en 1960 et l’ascension est fulgurante – déjà la chaîne de Ponzi.
Le couple conserve pourtant une vie assez discrète, comme l’apprend Mark Seal auprès de Carmen Dell’Orefice. Ces trente dernières années, explique l’ex-mannequin, on a souvent aperçu les Madoff chez Primola, un sympathique restaurant italien au croisement de la Deuxième Avenue et de la 64e Rue. Au menu : pour lui une petite salade, un poulet scarpiello, du Diet Coke ou du vin rouge ; pour elle un poisson et du vin blanc. Jamais de dessert, jamais de café et à chaque fois un pourboire de 20 % sur un total toujours assez raisonnable.
A première vue, Bernard Madoff, c’est donc la régularité, la sécurité et la tape dans le dos qui va avec. En trente ans, ce sosie croisé de Balladur et de Christian Clavier s’est fait connaître dans tous les country clubs de Floride, n’a oublié l’anniversaire d’aucun de ses clients (qu’il vient voir jusqu’à domicile pour les plus importants), et a toujours le petit mot qu’il faut pour le mariage de leurs enfants.
Un type sûr et sympa, sur lequel personne ou presque ne peut avoir de doutes – hormis ses concurrents qui ont bien tenté d’alerter la presse ; ou encore le dénommé Harry Markopoulos, analyste financier et enquêteur privé, qui au début des années 2000 envoya aux plus hautes autorités financières américaines un rapport de dix-neuf pages au titre assez éloquent : “Le plus grand hedge fund du monde est une escroquerie”.
Fort de cette excellente réputation, Madoff sait aussi faire croître le désir autour de son fonds d’investissement : il repousse quelques riches investisseurs très intéressés, selon la vieille technique du patron de boîte de nuit pour rendre son business toujours plus hype. Il joue de son appartenance religieuse : c’est au sein de la communauté juive américaine qu’il séduit le plus – et qu’il fera après sa chute le plus de dégâts (parmi ses clients privilégiés, le cinéaste et producteur Steven Spielberg, le prix Nobel de la paix Elie Wiesel ou le riche homme d’affaires Mort Zuckerman).
Derrière cette image de façade ultraclean, Madoff met peu à peu en place sa diabolique entourloupe. L’une de ses nombreuses victimes, qui comme la majorité d’entre elles a tenu à garder l’anonymat, parle de lui comme d’un “Svengali pour riches”. Svengali apparaît dans le roman Trilby de l’écrivain George du Maurier, paru en 1894. “Svengali, c’est un hypnotiseur, il incarne l’archétype du personnage maléfique. Son nom est entré dans l’anglais courant pour désigner un individu manipulateur, aux intentions mauvaises”, résume Mark Seal avec ironie dans une petite note de bas de page.
“Bernie pouvait se montrer incroyablement généreux et absolument horrible”, raconte Eleanor Squillari, sa secrétaire particulière pendant vingt-cinq ans. Seal a recueilli son précieux témoignage, faisant de son récit une histoire à part entière, totalement captivante. On y découvre un personnage très ambivalent, capable de la plus grande générosité envers ses employés.
“Nous faisions tous confiance à Bernie, certains qu’il prendrait soin de nous. Si vous tombiez malade, votre boulot vous attendait à votre retour. Après la mort accidentelle d’une employée, Bernie a ouvert un compte pour subvenir à l’éducation de ses enfants”, explique Eleanor Squillari à Mark Seal. Autour de ses employés, Madoff a su installer un véritable “Disneyland”, comme le résume assez bien un employé à Squillari, peu après l’arrestation de son patron.
Pourtant, la secrétaire est loin d’être dupe. Elle voit Madoff embobiner les auditeurs de la Securities and Exchange Commission (S.E.C.) qui viennent examiner les comptes sulfureux de sa société. Elle le voit qui, dans l’ombre, rince ses rabatteurs qui courent les banques ou les personnes fortunées aux quatre coins du monde pour les convaincre d’investir (et que les polices du monde entier recherchent aujourd’hui). Elle voit la gigantesque arnaque de Madoff gagner en respectabilité au fil des années et son patron devenir la coqueluche du Nasdaq – qu’il préside entre 1990 et 1993 – et des banques ou fonds d’investissement européens.
Des Européens auprès desquels il acquiert quasiment le statut de placement de “père de famille”, comme le résume maître Alain Maillot, avocat d’une des victimes françaises.
“Alors qu’aux Etats-Unis certains organismes se méfiaient un peu, la confiance des banques ou des fonds européens était immense. Le client dont je m’occupe, qui poursuit la banque qui lui a vendu des fonds Madoff à Genève pour une opération totalement officielle, n’avait jamais entendu parler de monsieur Madoff. Les banques suisses expliquaient aux investisseurs qu’ils plaçaient leur argent dans des sociétés cotées à la Bourse de New York, il n’y avait aucune référence à Bernard Madoff dans les prospectus proposés par les banques européennes, surtout suisses ou luxembourgeoises. Il faudrait aussi réussir à identifier le circuit des commissions que Madoff reversait aux différentes personnes qui lui rabattaient indirectement des clients”, poursuit l’avocat.
Fin février, une seconde information judiciaire concernant les fonds Madoff a été confiée au juge Renaud Van Ruymbeke, qui, depuis mai dernier, était déjà saisi de la première plainte française. La justice souhaite établir que plusieurs banques (HSBC, BNP Paribas, UBS), des établissements de gestion et des organes de contrôle auraient joué un rôle dans ce que l’on peut appeler l’escroquerie du siècle, qui a coûté plus de 500 millions d’euros aux épargnants français. Les révélations à venir ne feront que renforcer le parcours à la fois effroyable et fascinant de Bernard Madoff.
“Plus j’avançais dans mon enquête, plus je me disais que cette affaire était comme un roman de Balzac, de Dostoïevski ou de Steinbeck. Tous les ingrédients sont là : Madoff, son entourage, ses méthodes, ses clients, l’ascension, la chute. Tout a l’air scénarisé, ce qui rend l’histoire d’autant plus troublante a posteriori. On peut déjà se demander qui jouera le rôle de Madoff dans l’adaptation qu’en fera Hollywood”, conclut Mark Seal.
Madoff, l’homme qui valait 50 milliards de Mark Seal (Editions Allia), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Frappat, 180 pages, 3 €