Réédition des cours de littérature de Nabokov. On y retrouve le grand magicien pour qui les chefs-d’oeuvre sont avant tout des contes, et les écrivains, des enchanteurs.
« Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d’une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu’il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l’un de l’autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais.”
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Mais qu’est-ce qu’un bon lecteur ? Celui qui saurait reconnaître et lire un chef-d’oeuvre, qui le ferait vivre ainsi à jamais ; le double actif de l’auteur, celui qui perpétuerait son geste.
De 1948 à la fin des années 50, au moment où le succès de Lolita lui assure une notoriété mondiale, Vladimir Nabokov enseigne la littérature à l’université Cornell. Il tente d’inculquer à ses élèves l’art de lire et, par réflexivité, celui d’écrire (au sens de “comment ça s’écrit”) via les grandes oeuvres d’écrivains européens (Charles Dickens, Jane Austen, Flaubert, Cervantès, Tolstoï, etc.) qu’il inscrit à son programme.
Il faut d’abord les déniaiser, les décrasser de leurs idées reçues : Nabokov bannit toute identification avec le héros ou l’héroïne d’un livre, toute lecture affective (le lecteur doit lire avec sa moelle épinière) ou pire, toute réduction sociologique ou politique de la littérature.
“Rien n’est plus fâcheux, ou plus désobligeant pour l’auteur, que de se mettre à lire, par exemple, Madame Bovary, avec l’idée préconçue que c’est une dénonciation de la bourgeoisie. Nous ne devrions jamais perdre de vue que toute oeuvre d’art est, toujours, création d’un monde nouveau, en sorte que la première chose à faire est d’étudier ce monde d’aussi près que possible, en l’abordant comme quelque chose de flambant neuf, n’ayant aucun lien évident avec les mondes que nous connaissons déjà.”
C’est que, pour celui qu’on surnomma le plus grand illusionniste de la littérature, le grand écrivain est d’abord un magicien, et il va falloir faire attention aussi bien à son style, qui n’est que l’incarnation de lui-même, qu’aux détails, décors, vêtements, couleurs des scènes qu’il crée et que le lecteur visualise – merveilleuse illusion qu’est la littérature, recréation d’un monde magique en soi :
“On peut considérer l’écrivain selon trois points de vue différents : on peut le considérer comme un conteur, comme un pédagogue, et comme un enchanteur. Un grand écrivain combine les trois – conteur, pédagogue, enchanteur – mais chez lui, c’est l’enchanteur qui prédomine et fait de lui un grand écrivain.”
Et s’il est un enchanteur, alors ses livres sont de vastes contes de fées – parfois même de longs poèmes en prose, puisque pour Nabokov tout grand écrivain est avant tout et toujours un poète.
Dans ses cours, il va s’agir de comprendre et de saisir “techniquement” la magie, la poésie et comment elles s’obtiennent. Comment ces grands écrivains ont su inventer un monde, le leur.
De tous, c’est peut-être le Proust de La Recherche qui le fascine le plus, construction-miroir de ses propres palais-labyrinthes tapissés de miroirs :
“Jean Cocteau a appelé l’oeuvre “une miniature géante, pleine de mirages, de jardins surimposés, de parties jouées entre l’espace et le temps.”
Les cours de Nabokov sont précis, décortiquant chaque détail consciencieusement. Dans l’amphithéâtre, se trouve toujours sa femme Véra, celle qui l’a aidé à préparer ses cours, “son seul vrai “double”, la lectrice parfaite, idéale, écrit Cécile Guilbert dans sa très belle introduction, à qui, après tout, appartiennent aussi les initiales de ce que son époux nomme “cet autre V. N., la Visible Nature” : miroir d’infini par lequel, magicien d’amour et de poésie cosmique, le véritable écrivain peut enfin ignorer tous les lecteurs sauf un, celui de l’avenir qui, à son tour, n’est autre que l’auteur réfléchi dans le temps.”
Littératures (Robert Laffont/Bouquins), traduit de l’anglais par Hélène Pasquier et Marie-Odile Fortier- Masek, préface de Cécile Guilbert, introductions de John Updike et Guy Davenport, 1 248 pages, 31 €
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