“Les Européens me surestiment.” Idole des cinéphiles jusqu’au début des années 2000, le cinéaste japonais avait par réaction entrepris un travail de déconstruction de soi et de son œuvre. Alors que Paris le célèbre avec une rétrospective et une exposition, son nouveau film le remet au premier plan.
Dans le récit autobiographique rédigé avec le journaliste français Michel Temman et qui sort ces jours-ci, Takeshi Kitano revient sur sa nuit noire d’août 1994, une sortie de route en scooter qui lui a donné son visage actuel, cette gueule cassée bardée de tics incontrôlables.
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“Cette nuit-là, j’étais parti à un rencard à 3 heures du matin, puis ce fut l’accident. Je me suis écrasé contre une rambarde. On m’a retrouvé si défiguré, le visage si amoché, que, d’après ce qu’on m’a dit, les docteurs avaient conclu que c’était comme si j’avais roulé volontairement, désespérément, vers la mort (…), comme si je m’étais tiré une balle dans la tête. Je n’en suis pas tout à fait certain, mais un instant avant le choc fatal, j’ai peut-être crié “Go !” et foncé.”
La confession n’est pas vraiment inédite – Kitano avait parlé dès 1999 de son accident comme d’une tentative de suicide, à cause de la pression d’une carrière montée en flèche. Mais elle prend un sens nouveau et une certaine ampleur avec le temps. S’il est toujours difficile, voire inconséquent, de relier un geste intime à la création d’une œuvre, la manière dont l’amuseur public et grand cinéaste a identifié son art et sa vie nous offre toute latitude d’analyse. Surtout au regard de la situation actuelle.
Alors que son quatorzième film, l’intéressant Achille et la tortue, sort sur les écrans français, la star du cinéma d’auteur des années 1990 occupe une place moins enviable. Après plusieurs échecs, Takeshi Kitano ne possède plus l’aura venimeuse qui en faisait l’idole des cinéphiles. Mais cette chute à la Bourse des grands créateurs, ne l’a-t-il pas au fond provoquée, comme une tentative de suicide artistique ? On peut se poser la question tant les indices sont nombreux.
Depuis le début de sa carrière de cinéaste, il y a plus de vingt ans (Violent Cop, 1989), Kitano se définit d’abord par un appétit glouton pour la démolition. En visite à Paris pour soutenir son dernier long métrage, une exposition à la Fondation Cartier, la sortie du livre et une rétrospective à Beaubourg, l’homme-orchestre admet sa tendance naturelle.
“Je me suis développé en démolissant mes éminents prédécesseurs, dans le domaine de la comédie télé en particulier. Maintenant je me retrouve au top et je dois me démolir moi-même : je n’ai personne d’autre à démonter ! Cela se reflète aussi dans mon cinéma. J’ai voulu briser ce qui en moi faisait autorité. Quand je reçois des prix, je prends peur et je dois détruire ce que je représente.”
Même si pour le monde cinéphile la décote de Kitano a commencé dès la projection cannoise de L’Eté de Kikujiro (1999) et le ratage de son film tourné aux Etats-Unis, Aniki, mon frère (2000), pour lui, tout a changé avec Zatôichi.
“A ce moment-là, j’avais trouvé le formulaire du cinéma. Je devais le déchirer.” Et en beauté. Après ce film de sabre qui lui a valu le Lion d’argent à Venise en 2003 (il avait obtenu le Lion d’or avec Hana-bi en 1997) et son plus gros succès public au Japon, Kitano a enchaîné trois tentatives déroutantes, peuplées de doubles loufoques et mélancoliques.
Dans Takeshis’ (2005), il frôlait l’autoportrait en mode déstructuré. “Dans ce film, je cherchais à faire exploser les règles du cinéma en recomposant les scènes de manière aléatoire. Le suivant, Glory to the Filmmaker! (2007), était un peu comme les vacances du cinéaste. Dans Achille et la tortue, je reviens à la narration : le film raconte la vie d’un peintre raté mais persévérant, de l’enfance à l’âge mûr. Mais il est vrai que pendant plusieurs années, j’ai eu envie de casser mes jouets.”
Une envie pressante, folle et pas toujours satisfaisante pour le spectateur, comme si quelque chose s’était perdu en route. Pourtant, dans ses premières années de cinéaste, Kitano aimait tout autant procéder à l’effacement progressif de ses acquis. Chaque film offrait une réflexion sur le précédent, comme une version délavée de son personnage et de son univers, au sens presque plastique du terme. Mais c’était toujours un geste d’artiste stimulant.
Sommet de son œuvre, Hana-bi inventait une relecture bouleversante du “kitano-movie” défini par Violent Cop, Jugatsu (1990) et Sonatine (1993) : un mélange de rage sourde et de sentimentalité exacerbée, avec un sens formel très sûr. Aux côtés du Taïwanais Hou Hsiao-hsien et des Chinois de Hong Kong John Woo et Wong Kar-wai, Kitano se tenait à l’avant-garde d’un cinéma asiatique régnant sur le monde.
Il assumait l’héritage esthétique du film de gangsters japonais et Tarantino l’idolâtrait. Le sale gosse de Tokyo s’était simplement permis une récréation parodique avec Getting Any? (1994), où il mettait en scène un érotomane survolté. “Getting Any? est délirant, c’est un peu l’antithèse de Sonatine, mais c’est un de mes films que je préfère”, dit-il aujourd’hui, sans provocation. Aimer l’un de ses films les moins reconnus, est-ce bien raisonnable ?
Il y a une logique à cela, interne à Kitano. Il déteste se voir identifié à une seule idée du cinéma – même s’il avoue se sentir plus proche d’Akira Kurosawa ou Nagisha Oshima que du cinéma silencieux et quotidien d’Ozu.
“Franchement, j’espère ne pas avoir trouvé mon style, sinon je suis fini ! Il faut envisager la création comme une tentative perpétuelle. Si on essaie de copier quelqu’un, ça ne marche pas non plus.”
Qu’on ne lui dise pas que son exposition à la Fondation Cartier, Gosse de peintre, fera connaître et reconnaître son travail d’artiste et de plasticien, jusqu’ici peu repéré même si Kitano a toujours utilisé ses œuvres dans ses films. Cette exposition, il l’a destinée aux enfants autant qu’à leurs parents, comme un parcours entre légèreté et crudité.
“Vu du Japon, la Fondation Cartier est un lieu prestigieux dont rêvent tous les artistes. J’ai voulu monter une exposition qui soit aussi une plaisanterie, une façon de me moquer. En plus, elle dure six mois ! Je prends le temps d’installer une démolition de l’idée que l’on se fait de ce temple de l’art contemporain. Cette grosse blague est en elle-même une œuvre d’art : de l’art sous forme de blague, une blague sous forme d’art.”
L’enfant qui ne parlait jamais à son père puis le postadolescent homme de ménage et garçon d’ascenseur à Asakusa, le quartier des théâtres interlopes de Tokyo, se sont transformés en un adulte vorace et incapable de rester en place. Animateur télé, comique de stand-up, cinéaste ou peintre, il ne choisit pas, au risque de décourager quiconque s’intéresse à lui. Mais il faut suivre Kitano : le voyage vaut le coup. Un homme qui refuse à ce point la respectabilité ne peut pas être foncièrement mauvais, même si son attitude le place constamment au bord de la dépréciation.
“Les Européens me surestiment !” dit-il rageur, ironique peut-être… Kitano se plaît à être à rebours de la posture de l’artiste-roi : “Je ne prends pas la pose du grand artiste. C’est un trait du caractère japonais ancien. Je me souviens que ma mère disait toujours que lorsqu’on accepte avec plaisir des félicitations et des flatteries, on n’est pas loin de la chute.”
La chute, décidément : une terreur et un désir profonds pour Kitano. Peut-être est-ce pour cela qu’il s’active jusqu’à saturation. Il présente jusqu’à huit émissions télé par semaine sur des sujets aussi différents que la médecine, l’art ou la politique. Ultrapopulaire auprès de gens qui n’ont jamais vu ses films, il est le Michel Drucker japonais (avec un petit côté Lagaf’) mais aussi l’homme qui inspire les directeurs de cinémathèques.
A quoi peut ressembler sa vie ? “Quand je ne fais pas de film, je me lève en milieu de journée, je vais à la télévision de 14 à 19 heures où j’enregistre deux programmes. Ensuite, je dîne, je me détends, je bois du saké s’il le faut. Et puis je peins jusqu’à ce que j’aie envie de me coucher. Je réfléchis éventuellement. Je dors. Je ne me sens pas accablé !”
Pour la deuxième fois au cours de notre entretien, son majordome et bodyguard lui apporte sans un mot des gouttes pour les yeux. Kitano en fait un usage compulsif depuis son accident. On demande des nouvelles de son prochain long métrage. L’hebdomadaire Variety a lancé la rumeur : il reviendrait au film de gangsters avec Outrage, une première depuis son heure de gloire des années 1990.
“Il est inutile de parler de mon prochain projet. Je peux simplement dire que j’ai déjà tourné un autre film.” Est-il très différent, moins en circuit fermé que les précédents ? La réponse est oui. L’auteur de Kids Return entame une nouvelle phase de sa carrière : “Plus personne n’a voulu acheter mes jouets cassés. Maintenant, la voie est ouverte !”
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