Quand les écrivains s’emparent de nos amies les bêtes, c’est pour dire quoi ? Tour de piste de quelques romans du moment avec chiens, chevaux et taureaux.
L’homme est un animal comme les autres. La romancière écossaise A. L. Kennedy l’écrit fort justement dans son dernier livre, Tauromachie : “Nos fondamentaux sont “animaux” : nous mangeons, nous déféquons, nous procréons, nous mourons – nous sommes de la viande en mouvement.”
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Une réalité difficilement contestable que l’on s’évertue pourtant à masquer par de multiples subterfuges, du bannissement des poils à l’effacement de la mort, vainement conjurée à grand renfort d’euphémismes et de liftings. L’homo sapiens va jusqu’à façonner les animaux à son image pour en faire de petits êtres tout aussi civilisés que lui.
Aujourd’hui, nos amies les bêtes s’habillent à la dernière mode, consultent un psy et font recette en librairie avec l’“animalit”, un genre très en vogue en Grande-Bretagne, à en croire un article du Guardian. Les biographies de Norton le chat extraordinaire ou d’Endal, le labrador d’un vétéran de la guerre du Golfe, se vendent à des dizaines de milliers d’exemplaires – signe, sans doute, de l’insurpassable degré de civilisation de notre société.
Mais la tendance über-anthropomorphe semble s’inverser ces derniers temps. Est-ce l’effet de la vague écolo ? L’homme paraît en tout cas redécouvrir son animalité, voire la revendiquer. Un retour à la nature qui prend des formes culturelles très variables. A la télé, ça donne La Ferme célébrités (qui, du gnou ou de Mickaël Vendetta, est le plus bestial ?) et, au cinéma, Fantastic Mr. Fox. Car même si le renard de Wes Anderson porte un élégant costume trois-pièces, fume la pipe et parle latin, il est fasciné par le loup qui, lui, est resté sauvage.
La production littéraire des derniers mois a elle aussi des airs de bestiaire. Dans cette ménagerie des lettres, on trouve notamment des taureaux (La Peur, matamore de Denis Podalydès et Tauromachie d’A. L. Kennedy), des chevaux (L’Ecuyer mirobolant de Jérôme Garcin) et des chiens (L’Enfant poisson de Lucia Puenzo, Esprit chien de Luc Lang). On aurait également pu s’intéresser à Une vie de chien de Stéphane Bern, mais en fait, non.
Que le champ littéraire puisse ressembler à 30 millions d’amis, ce n’est pas vraiment une nouveauté. Depuis l’Antiquité, d’Esope à La Fontaine, les fables mettent en scène toutes sortes d’animaux, allégories à poils longs ou courts des travers humains. Le roman de Luc Lang s’inscrit dans cette tradition. Son Esprit chien, farce un peu épaisse autour d’une association de psychothérapie canine, relève à sa façon de la satire sociale et épingle sans beaucoup de subtilité la cupidité et la malhonnêteté de riches habitants de Neuilly.
Nettement plus intéressants et modernes sont les livres qui posent la question du rapport trouble entre animalité et intimité. C’est le cas des deux œuvres “tauromachiques”, qui sont aussi les plus introspectives, ce qui n’est guère étonnant si l’on songe à L’Age d’homme, l’autobiographie de Michel Leiris précédée d’un court texte intitulé “De la littérature considérée comme une tauromachie” : en exposant sa vie et ses vices au regard du lecteur, l’écrivain, selon Leiris, prendrait autant de risques que le torero qui offre son corps aux cornes du taureau.
Aujourd’hui, évidemment, le danger de l’autobiographie est bien moindre. Toujours est-il qu’avec La Peur, matamore, le comédien Denis Podalydès, déjà auteur de Scènes de la vie d’acteur et du poétique Voix off, confie sa passion pour la corrida sans peur du jugement ni du ridicule. Aficionado, il se rêve matador, mais a bien trop peur des taureaux pour se jeter dans l’arène. Avec une charmante autodérision, il se définit comme un “torero de salon”, et seule l’écriture lui permet d’assouvir son fantasme.
Chez A. L. Kennedy, le processus est presque inverse. L’auteur au bout du rouleau ne parvient plus à écrire une ligne, et l’essai s’ouvre sur son suicide lamentablement raté. Sujet imposé, la corrida lui permet peu à peu de retrouver le chemin de l’écriture et de livrer une réflexion profonde, malgré ses traits ironiques, sur la mort et la création.
Aussi, dans la littérature contemporaine, l’animal apparaît comme l’équivalent du mythe rousseauiste du bon sauvage, incarnation tout aussi idéalisée d’une forme d’authenticité salvatrice dans une société aseptisée et artificielle. Dans le très classique mais émouvant roman de Jérôme Garcin, le héros, un officier de l’armée, consacre sa vie aux chevaux, qui font de lui un homme bon et humble.
Et dans L’Enfant poisson de la cinéaste argentine Lucia Puenzo, l’histoire d’amour violente entre une ado et la domestique de la maison est racontée par un chien, paradoxale touche d’humanité dans ce monde où les hommes se conduisent comme des porcs et les filles sont traitées comme du bétail. Parce qu’ils en sont un miroir de plus en plus fidèle, les animaux dévoileraient une part de vérité de la condition humaine contemporaine.
Après, il ne suffit évidemment pas de mettre en scène un chien, un chat ou une chèvre dans un livre pour lui donner une épaisseur existentielle. Ce serait quand même un peu trop simple.
Photo : Max mon Amour de Nagisa Oshima
Tauromachie d’A. L. Kennedy (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais par Paule Guivarch, 204 pages, 18 €
L’Enfant poisson de Lucia Puenzo (Stock), traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, 216 pages, 18 €
La Peur, matamore de Denis Podalydès (Seuil/Archimbaud), 176 pages, 15 € L’Ecuyer mirobolant de Jérôme Garcin (Gallimard), 192 pages, 15,90 €
Esprit chien de Luc Lang (Stock), 272 pages, 19 €
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