Il y a vingt ans, le Duc de Boulogne profitait de son premier album solo pour mettre en son “un puzzle de mots et de pensées”. Ou comment, en dix-sept morceaux, fixer les ambitions d’un rappeur connecté à la rue tout en annonçant, avec un sens de la formule, la naissance imminente d’un artiste aussi clivant qu’influent.
“À 16 ans, t’écoutes bien plus Temps Mort que ta mère”. Cette seule phrase, clamée par Limsa d’Aulnay sur 4 décembre, pourrait suffire à souligner l’importance du premier album de Booba pour toute une génération. Ce n’est d’ailleurs pas la seule : de Dinos à Caballero & JeanJass, de Nekfeu à Alpha Wann, nombreux sont les rappeurs à se référer à cette œuvre séminale, incroyablement riche, aussi bien sur le plan musical – avec ces productions électroniques, plus imposantes et peut-être moins crades que par le passé – que lexical tant B2O s’amuse ici à complexifier son langage, le sortant d’une grammaire classique et offrant ainsi de nombreux niveaux de lecture.
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Au fond, tout est là : cette science de l’image extrêmement poussée, ce flow technique, cette faculté à décrire la réalité de ces quartiers où la dureté des conditions de travail s’ajoute à celle du chômage, cette aisance à faire de l’egotrip sans thème, à raconter mille histoires sans tomber dans le récit ou la morale. Surtout, il y a cette fameuse “révolution dans l’élocution”, déjà entrevue sur Mauvais œil (2000), l’unique album de Lunatic, mais désormais amenée dans une autre dimension par un rappeur qui s’apprête à rencontrer son premier succès public.
Un titre en particulier va faire la différence, Destinée, pourtant absent de la version originale de Temps mort, sorti le 22 janvier 2002. Il faut attendre la réédition, publiée à l’automne de la même année, pour entendre ce tube, enregistré aux côtés de Kayna Samet et davantage taillé pour les ondes FM. Hasard ou non, Destinée se retrouve illico playlistée sur Skyrock, alors toute-puissante mais visiblement pas prête à tous les compromis : quelques années après avoir boycotté l’album de Lunatic, c’est cette fois une phrase de Booba que la radio censure (“Les hyènes ressentent la tumeur, et moi je suis d’humeur palestinienne”). La pilule est dure à avaler, mais passons : déjà certifié disque d’or, Temps mort s’écoule finalement à 160 000 exemplaires suite à cette réédition, rappelant que les tactiques opérées ces dernières années par Dinos (Placebo) ou Lomepal (Club) n’ont finalement rien de neuves.
“Tout à coup, mon hardcore est devenu or”
Au-delà de ce succès public, Temps mort reste surtout un disque sans concession, rempli à ras bord d‘allusions à la dope ou de formules hardcores, faisant de Booba une version adulte et abominable de ce gamin de quartier que les parents aiment voir comme une mauvaise influence. Il suffit pourtant de tendre une oreille attentive à ces dix-sept morceaux pour comprendre que la musique du rappeur boulonnais se veut nettement plus complexe et torturée que l’arrogance et le passé de son auteur ne pourraient le laisser penser. Le sens de la punchline, c’est une certitude, il l’a – en attestent ces phrases maintes fois samplées et entrées depuis dans le domaine populaire : “J’ai roté mon poulet rôti et recraché deux îlotiers” ; “Tu veux du taf pétasse t’as qu’à être blonde” ; “Leur dernière vision sera un gun et un chauve” ; “J’suis venu marqué mon temps malgré mon teint” ; “ À force de m’plaindre, j’attends plus l’argent, j’vais l’prendre” ; “C’est bandant d’être indépendant”, etc.
Mais Temps mort, pensé dans la foulée de Mauvais œil auprès d’une équipe de fidèles (Animalsons, Fred Le Magicien, Ali, Mala, Brams, Nessbeal, LIM), c’est aussi l’album d’un artiste qui donne l’impression d’avoir besoin de contempler le drame, qui puise l’inspiration dans un magma de douloureuses observations, qui traduit son vague à l’âme dans des morceaux désabusés, où flottent les origines du monde des gens comme lui. Leur quotidien, leurs secrets, leurs failles, l’avenir carcéral ou macabre qui semble être le leur, à l’image de la pochette du vinyle, où Booba pose au beau milieu d’un cimetière, sous une météo qui laisse à penser que le pire arrive.
“Nique le strass et les paillettes”
L’autre pochette, sans doute la plus mythique – si bien que Booba a visiblement souhaité y faire référence à travers celle d’ULTRA – symbolise, quant à elle, d’autres obsessions : le temps qui passe, cette capacité que l’on a à le gâcher, que ce soit à travers des activités illicites (“Le temps c’est de l’argent, j’ai mis de la coke dans le sablier”, rappait-il en 2013) ou tout simplement en végétant à droite et à gauche, faute d’argent pour participer à la marche du monde. “Dérivé trop jeune, j’peux plus redescendre et j’essaie d’pas être en chien d’janvier à décembre”, clame-t-il sur Ma définition, probablement l’un de ses titres les plus remarquables, toutes époques confondues.
On y entend un Booba rarement aussi mélancolique, un texte dépourvu d’ironie et d’humour – ce qui constitue pourtant une constante au sein de sa création verbale –, une complainte rongée par le spleen d’un jeune homme bien conscient que l’on n’échappe pas au déterminisme social et que la vie dans les quartiers, subtilement dépeintes via l’utilisation de différents champs lexicaux (du transport, de la végétation), dépossède l’être humain de sa singularité.
2002, c’est aussi à ce moment que plusieurs changements vont commencer à s’opérer dans la vie de Booba. Car, s’il a encore un pied dans l’underground au moment de produire Temps mort, l’autre se dirige résolument vers le grand public : Destinée en est une preuve, N°10 et Baby, présents sur son second album, en sont deux autres.
Peut-être ressent-il alors le besoin impérieux et égotique de toucher un public plus vaste que ses adeptes de la première heure, fervents mais peu enclin à satisfaire son ambition. Peut-être aussi que ce premier album constitue simplement une réaction à des évolutions externes : la popularisation du rap sur les ondes FM. Un peu comme si Booba avait pressenti la direction qu’allait emprunter ce genre musical, et avait posé là un ensemble de règles à suivre pour durer.
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