Le zappeur, individu actif et créatif ? C’est la thèse défendue par un essai à rebours de la vision du téléspectateur à cerveau disponible.
Plus de vingt après son invention à la faveur de l’éclatement des chaînes de télé, le zapping a la force d’une pratique sociale qui excède le cadre originel de la télé : le statut de zappeur recouvre désormais d’autres expériences sociales (politique, consommation, mode, sexe…).
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Le zappeur est cet “inconstant” défini par Gilles Achache dans un essai coloré, Le Complexe d’Arlequin, éloge de notre inconstance. Or, regrette l’auteur, l’inconstance incarnerait l’ennemie d’une idéologie dominante qui voit en elle l’indice de “notre irrémédiable superficialité”, de notre “passion de l’éphémère”, d’une société fragmentée et sans repères. La critique de la modernité est passée d’un discours contre la société de masse à une critique de l’inconstance qui n’est qu’inconséquence de l’esprit. Selon Achache, les manières décriées d’Arlequin “sont précisément ce que nous devons protéger si nous devons protéger la démocratie”. Car l’inconstance porte les vertus de la sagesse. Le portrait élogieux qu’il dresse du téléspectateur en forme l’illustration la plus pertinente. La dextérité et l’inventivité du zappeur forcent l’admiration de l’auteur, à la manière de l’historien Michel de Certeau qui louait dans les années 1970 la virtuosité des “braconniers”, ces consommateurs de produits culturels. Le zappeur, pour qui “le présent est toujours un moment incertain”, développe des aptitudes critiques face à la masse des images qu’il affronte. Sans renoncer à la futilité de ses errements, comme de s’attarder sur un divertissement débile, le zappeur se révèle “transformiste”. Il peut passer de l’esprit de sérieux au regard amusé, du tragique de l’histoire aux frivolités de l’existence, d’Arte à TF1… Comme le soulignait déjà le sociologue Bernard Lahire dans La Culture des individus (2004), les pratiques culturelles des individus s’accommodent de leurs contrastes radicaux, de leurs écarts a priori irrémédiables. Il a beau être fou, le zappeur sait ce qu’il fait. Fou parce qu’il passe environ huit heures par jour dans la sphère générale des médias (télé, radio, presse, internet). Mais lucide au point de faire de ses jeux de combinaison la matrice d’une “plasticité de l’esprit”. Le zapping “fournit le lieu où s’entretient, si elle ne s’y forge pas, cette aptitude à changer de rôle à volonté qu’exige désormais le jeu de la vie sociale”, analyse l’auteur. De sorte que selon lui, “les médias sont à la fois la métaphore et la généalogie de la manière dont l’individu participe à la société”. A rebours de la diabolisation de la télé, Gilles Achache prend le risque de défendre l’indéfendable, au nom de la liberté de l’utilisateur. Son essai prête à discussion : le zapping ne peut se réduire au seprisme de la liberté créatrice ; il y a aussi de la contrainte et de l’asservissement dans la sensation du choix infini… Mais, la force de son propos tient à la cohérence de sa vision : à travers le portrait qu’il fait d’Arlequin, cet individu inconstant, penché sur son ordinateur et sa télé, il fait l’éloge de l’individu capable de “donner à sa vie des formes toujours plus diverses”. Son complexe sera notre force.
Le Complexe d’Arlequin, éloge de notre inconstance de Gilles Achache (Grasset, 244 p., 16,50 €)
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