Jean-Michel Jarre proposera un dialogue musical avec Pierre Henry les 21, 22 et 23 janvier à la Maison de la Radio et de la Musique, dans le cadre de l’Hyper Weekend. Une façon de se replonger dans ses débuts au GRM…
Dans le cadre de l’Hyper Weekend programmé par Didier Varrod, qui se déroulera du 21 au 23 janvier à la Maison de la Radio et de la Musique, Jean-Michel Jarre présentera Oxymore, une œuvre nouvelle conçue autour et avec des sons que lui avait légués – dans l’optique d’une collaboration – Pierre Henry, pionnier de la musique électroacoustique décédé en 2017.
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Passé par le Groupe de recherches musicales, au sein duquel œuvraient Pierre Henry et Pierre Schaeffer, et qui était relié au service recherches de la RTF (ex-ORTF), Jarre a décidé de concrétiser cette collaboration, cinq ans plus tard, et de la jouer plusieurs fois tout au long du week-end.
Quel est votre lien à l’œuvre de Pierre Henry ?
Jean-Michel Jarre – L’œuvre de Pierre Henry a toujours été une source d’inspiration pour moi, par son côté poétique et bruitiste. L’idée de composer non seulement à partir de notes mais à partir de sons… Travailler sur Oxymore à Radio France, c’est un travail de retour aux sources, un pont dressé entre la musique analogique, faite de samplings, d’échantillonnages, et les technologies numériques de spatialisation, de mixage, de composition.
Oxymore est divisé en onze mouvements, un clin d’œil à la première création de musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, Symphonie pour un homme seul, qui se divisait en 22 mouvements. J’ai alterné des mouvements violents et d’autres plus doux. Il y a un lien fort avec le surréalisme dans la musique concrète, qui est d’ailleurs une apologie de l’oxymore. C’est plus proche de ce que je faisais au tout début. Comme quoi, on ne fait que se répéter, même si on décline les choses différemment. On reste obsédés par la même idée. Je l’ai conçu comme un film ou un ballet, avec une progression dramaturgique sous-jacente qui amène d’une atmosphère à une autre et des éléments qui peuvent sembler illogiques ou contradictoires.
Quelle place ont les sons de Pierre Henry au sein de ces mouvements ?
Ils se sont naturellement intégrés. Ça a été avant tout une source d’inspiration, une manière pour moi de changer de braquet, de revenir sur les textures du son. Aujourd’hui, dans l’électro ou même dans les musiques actuelles, on a à disposition des tas d’outils numériques. On peut donc rapidement parvenir à un résultat et en oublier la texture sonore. On assemble des sons. C’est un état de fait, pas une critique. Le grand talent de Pierre Henry a été de déterminer une grammaire de textures sonores. Oxymore est, j’espère, un pont convaincant entre le côté bruitiste et surréaliste de la musique concrète et les musiques actuelles.
Avez-vous réfléchi tout au long de la création à ce que Pierre Henry en aurait pensé ?
Ça m’a pris quatre ou cinq ans pour me décider. J’y ai donc réfléchi, oui. Il y a une sorte de responsabilité. La personnalité de Pierre Henry avait un côté iconoclaste. Il s’emparait d’univers sonores, comme lorsqu’il a recréé la dixième symphonie de Beethoven en la remanipulant, en la transgressant. La transgression est l’un des éléments de sa création.
Je me suis décidé instinctivement à transgresser ses sons, à les manipuler, à m’en servir de base pour le travail que j’avais à faire, quitte à m’en échapper. Certaines parties n’ont aucun de ses sons, mais sont très inspirées de lui. Lui et Pierre Schaeffer sont les premiers DJ. Il faut regarder le catalogue de l’œuvre de Pierre Henry qui vient de sortir. On voit très bien, à la fin des années 1940, qu’il utilise des 78 tours qu’il scratche, qu’il fait passer à l’endroit, à l’envers, comme un DJ. C’est le premier DJ, 50 ans avant les premiers DJ.
“Schaeffer devrait être aussi reconnu que John Cage”
Vous avez vous-même commencé au GRM, le Groupe de recherches musicales, intégré à la RTF puis à l’INA. Comment y êtes-vous arrivé ?
Je jouais dans des groupes de rock. Dans les Dustbins plus précisément qui, comme son nom l’indique, était un groupe de punk. Or le père de notre batteur, Stanislas Witold, travaillait comme musicologue au service public. À côté de notre groupe, je trafiquais des sons à l’aide d’un magnétophone que mon grand-père m’avait donné. Il m’a parlé d’un groupe lié au service public qui trafiquait lui aussi le son. Je me suis branché là-dessus. C’était le GRM.
Ils faisaient passer un concours pour des stagiaires. Ils en prenaient quatre par an. Se présentait qui voulait, pas seulement des musiciens. C’était ça le côté génial du GRM ; il y avait des sociologues, des chimistes, des mathématiciens. Des gens qui avaient une envie, une appétence pour le son et le travail sur le son. On était enfermés quatre heures avec un magnétophone, un instrument de notre choix, de la bande magnétique, des ciseaux et du scotch, et il fallait faire quelque chose.
J’ai été pris. Je suis resté trois ans au GRM, où j’ai fréquenté Pierre Schaeffer, le maître des lieux, mais aussi François Bayle, Iannis Xenakis… Tous ont eu une influence prépondérante sur mon travail. C’est aussi ce que commençaient à faire les groupes de rock progressiste. C’était une époque où quand j’allais voir des groupes de rock anglais, je me disais : “OK, c’est la musique de notre génération, mais ce n’est pas notre révolution.” Dans la pop française, ils ne faisaient que des covers de morceaux anglais. Au GRM, j’ai compris que c’était ça, notre révolution, la musique électroacoustique, qui vient d’Europe continentale, qui vient de notre héritage de la musique classique, très instrumentale. C’est aussi pour ça qu’il y a une grande légitimité de la musique électro française.
“Les élites françaises sont passées à côté de la pop culture.”
Comment passez-vous de la cérébralité du GRM au fait de travailler pour des artistes plus pop comme Françoise Hardy ou Christophe ?
Je suis sorti du GRM sur les conseils de Shaeffer, qui m’a dit : “Ton chemin, c’est d’aller désormais vers le public.” Il y avait une tendance à un certain nombrilisme dans ces groupes du GRM, qui sont très peu en contact avec l’extérieur. Je m’apercevais que des gens arrivaient à des résultats plus attrayants, plus sexy que ceux du GRM, et de manière plus intuitive. Je trouvais dommage qu’il n’y ait pas plus de pont entre l’approche cérébrale et l’approche pop.
Les élites françaises sont passées à côté de la pop culture. Il y a eu, sinon une condescendance, du moins une ignorance de la pop culture anglosaxonne. Schaeffer devrait aujourd’hui être aussi reconnu que John Cage. L’avant-garde, c’est ce qui devient classique trente ou quarante ans plus tard. Or, quand on écoute la musique de Boulez, on n’entend pas la musique moderne actuelle mais une musique liée au Corbusier, à une période des années 1960-1970 qui n’a rien à voir avec le XXIe siècle, alors que la manière de faire de la musique de Schaeffer et Henry est contemporaine. Ce sont eux, les véritables avant-gardes.
On parle beaucoup d’hommes, mais il y a aussi eu des pionnières dans l’électroacoustique.
Tout à fait. Il y a quelqu’un que j’adore au GRM, Beatriz Ferreyra, une formidable musicienne qu’on connaît très peu. Il y a un très beau documentaire, Sisters with Transistors, que je recommande.
Qu’avez-vous appris de Pierre Henry ?
La solitude du coureur de sons. L’idée, au fond, que la musique peut s’approcher de la création d’un sculpteur, d’un peintre, d’un écrivain. La solitude de la création. La plupart des musiques sont collaboratives : un groupe, un orchestre, une chorale. Un collectif intervient à un moment donné. Mais dans la musique électroacoustique, il y a ce travail solitaire d’atelier. Le studio devient l’atelier.
Pierre Henry a été le créateur du premier home studio à une époque où ça ne se faisait pas du tout. Il travaillait dans son appartement, comme j’ai pu le faire plus tard chez moi, dans mon home studio. À l’époque, la musique professionnelle devait être faite dans de gros studios, avec l’ingénieur d’un côté de la vitre et les musiciens de l’autre. Dans la musique concrète, vous êtes votre propre ingénieur du son. La vitre ne sert à rien. La cabine et le studio ne doivent faire qu’un.
Quand j’ai quitté le GRM, je n’avais pas de blé, donc je devais trouver un moyen simple de travailler. J’avais un appartement avec deux cuisines, ce que je n’ai jamais compris. J’en ai donc transformé une en studio. J’ai toujours considéré le travail sur le son comme un travail de cuisinier, où l’on mélange des ingrédients. Plus tard, j’ai lancé Electronica afin de rentrer dans la salle de jeu des autres, de partager leurs créations. Ça a été super enrichissant de travailler avec Moby, Air, Massive Attack, Laurie Anderson… J’ai appris beaucoup de choses.
Vous vous intéressez beaucoup au développement des métavers, aux mondes virtuels. N’y a-t-il pas le risque que l’événement artistique physique disparaisse au profit du virtuel ?
La technologie a toujours fait peur aux humains. Le cinéma faisait peur aux gens de théâtre, la télévision au cinéma, Internet aux gens de télévision et de cinéma… L’attitude qu’on a vis-à-vis de la VR est la même que les gens de théâtre face à l’arrivée du cinéma. Le premier outil de projection imaginaire, c’est le livre. La littérature, c’est l’entrée dans un monde virtuel. Avec la VR, on se projette de façon plus immersive, c’est tout. Il y aura des excès et des choses inintéressantes, mais ça offre des possibilités énormes, notamment la démocratisation de plein d’outils… C’est génial d’être dans une même pièce virtuelle avec des gens qui vivent à l’autre bout du monde, de partager la même émotion au même moment pour un projet artistique. Ça ne concurrence pas l’existant, c’est quelque chose d’autre.
En France, nous sommes déjà très en retard… Il faut monter dans le train. On dépend totalement des Américains et des Chinois sur le plan de la production de concerts virtuels. Il faut qu’il y ait des plateformes de VR sociales indépendantes. Zuckerberg signifie “montagne de sucre” en allemand, et le sucre, en trop grosse quantité, est dangereux pour l’homme.
Le métavers, c’est l’inverse de ce que propose Zuckerberg. Ce sont des univers indépendants et donc libres, simplement reliés par une technologie. Zuckerberg veut un Facebook 3.0, donc une plateforme hyper centralisée et contrôlée par une personne. Le métavers, c’est comme une gare où chacun prendrait un train en décidant de sa destination. Je pense donc que la France et l’Europe ont un rôle à jouer, car on a toujours donné plus de poids aux créateurs qu’aux producteurs.
Quand on parle d’immersion, on parle beaucoup du graphisme et peu du son, alors que c’est l’élément le plus important. La musique électroacoustique doit énormément aux services publics, comme le laboratoire de la BBC ; en France, Pierre Schaeffer et Pierre Henry étaient liés à la RTF. Pierre Henry a été le premier à explorer la spatialisation et le multicanal, en partant du principe que la stéréo n’existe pas dans la nature.
Quand on se parle tous les deux, on est en mono. C’est ce qui est autour de nous qui rend le relief et l’espace au son. Aujourd’hui, la technologie nous permet de revenir, paradoxalement, à une écoute plus naturelle ! D’ici deux-trois générations, on considérera cette époque de la stéréo comme les gramophones de nos ancêtres. La stéréo, c’est l’idée maligne de décaler la droite et la gauche pour créer une sensation d’espace. La vraie manière d’écouter le son, c’est l’immersion, qui se trouve être en phase avec cette idée des métavers, des mondes virtuels. Le studio innovation de Radio France est en cela une référence technologique et technique. À une époque où certains candidats à la présidentielle voudraient privatiser le service public, on oublie qu’il ne s’agit pas que d’une statue du commandeur institutionnelle, mais bien d’un endroit de défrichage.
Hyper Weekend Festival, du 21 au 23 janvier à la Maison de la Radio et de la Musique (Paris).
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