Tous les correspondant free-lance vous le diront : c’est l’idée de travailler librement, pour plusieurs médias, quitte à avoir des coups de pression en cas de creux de l’actualité, qui les a motivés. Sauf que, la crise étant passée par là, les médias les sollicitent de moins en moins ou avec des contrats boiteux. Lancée récemment, la chaîne d’actu en continu France 24 travaille désormais avec une vingtaine de compagnies de production montées par des journalistes. Mais peut-on être un bon journaliste et un bon chef d’entreprise ?
De son expérience de correspondant au Caire de 1992 à 1999, pour notamment Libé, RFI, RMC et L’Orient-Express, Christophe Ayad, garde le souvenir d’une immense liberté.
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« A partir de 96, j’ai beaucoup voyagé, je faisais des reportages au coup par coup, se souvient-il. J’aimais être maître de mon temps et de mes envies. Quand on est pigiste, il ne faut pas se vivre comme un salarié boiteux, sinon, c’est déprimant. A l’époque, une amie égyptienne m’avait dit de me considérer comme un patron de PME, pas comme un pauvre précaire. »
Aujourd’hui chef du service Etranger de Libération, il constate que la donne a quelque peu changé. « Quand les médias ont commencé à faire des économies sur leur masse salariale, les pigistes en ont d’abord beaucoup profité, explique-t-il. Mais aujourd’hui, ils sont de moins en moins sollicités, comme on le voit au Monde »
Couvrir les frais ou ne pas partir Free-lance
dans le Caucase depuis huit ans, Régis Gente constate que les médias sont moins derrière lui. « Les médias sont de plus en plus réticents à nous octroyer des frais de déplacements. Nous devons ou faire plus de piges et faire un bénéfice pour couvrir les frais, ou bien ne pas partir. »
A cette réalité, s’ajoutent les médias qui proposent des contrats complètement caducs, comme Amélie Poinssot en a fait l’expérience à Varsovie, où elle a travaillé comme « stringer » pour l‘AFP « J’étais payée sous la forme d’honoraires comme si j’exerçais une profession libérale, sans aucune couverture sociale. Et ce statut n’est pas négociable ».
Journaliste chef d’entreprise
Face à cette précarisation, France 24, jeune chaîne d’actualité internationale, fait figure d’alternative. En plus de travailler en grande majorité avec des pigistes à l’étranger, la télé collabore avec 24 sociétés de production créées par des journalistes partout dans le monde et qui fabriquent en interne des reportages clés en main avec leur propre matériel.
« C’est évident qu’un média n’a plus les moyens d’ouvrir des bureaux partout à l’étranger, explique Vincent Giret, directeur délégué de France 24. Travailler avec des entreprises de production, cela me semble davantage compatible aux réalités économiques d’aujourd’hui. »
Avoir sa compagnie de production, c’est, selon Vincent Giret, le contraire de la précarité. « Si je débutais, je créerais ma boîte aussi. Les journalistes sont très demandeurs. On signe avec eux des contrats d’une certaine somme sur une année, précise-t-il. C’est une avance recoupable, qu’on réajuste au bout de deux ou trois mois. Cela leur permet un roulement de trésorerie. »
Des employés déguisés
Mais à écouter les différentes interlocuteurs de l’entreprise, personne ne sait vraiment ce que contiennent ces contrats. Selon Alex Pigman, président de la société des journalistes de France 24, ils ne garantissent « aucune somme minimum » et sont avant tout « un contrat d’exclusivité », la chaîne n’ayant pas le droit « d’aller vers quelqu’un d’autre ».
Pour Arnaud Zajtman, correspondant pendant dix ans en République Démocratique du Congo, qui a monté une boîte avec sa compagne, le problème c’est justement que le contrat « ne garantit aucune exclusivité, aucune garantie de commandes, ni de revenus minimums ».
Pour lui, ce contrat n’est tout simplement pas adapté à son travail. « Un correspondant doit être libéré des préoccupations financières basiques. De plus, il n’y a pas d’engagement contractuel de la chaîne, sur le matériel par exemple, ni d’assurance pour les correspondants. Heureusement qu’il n’y a pas encore eu de décès, ni de blessés graves. C’est un vrai problème car France 24 fait travailler des journalistes en free-lance sur des terrains dangereux et en même temps, elle sous-traite l’information à des compagnies de production, comme s’il s’agissait de réaliser des émissions de divertissement. » Son statut, Arnaud Zajtaman le vit comme celui d‘un « employé déguisé ».
De patron à patron
Malgré tout, pour Vincent Giret, « France 24 est le plus bel employeur possible pour un correspondant. On les paye bien, beaucoup mieux que la presse écrite. Beaucoup peuvent vivre grâce à nous. On fait tout également pour valoriser leur travail sur la chaîne, en diffusant des bonus de leur reportage, par exemple. Notre intérêt, c‘est vraiment de structurer une relation avec eux».
Une nouvelle forme de relation certes mieux adaptée à la santé économique des médias français, mais qui remet en cause certains acquis comme la carte de presse, impossible à conserver en tant que chef d’entreprise. Partir à l’étranger devra-t-il bientôt signifier devenir un entrepreneur, prêt à engager seul tous les coûts, au risque de sa sécurité sociale et même physique ?
Rédactrice en chef du service Afrique de RFI, Anne-Marie Capomaccio porte sur cette évolution, un regard mitigé. « C’est peut-être quelque chose de positif car le travail se raréfie, que beaucoup de médias ne veulent plus avoir de salariés. Mais le côté négatif, c’est de voir le journaliste devenir un expert comptable. »
Photo : Arnaud Zajtman et sa collègue Marlène Rabaud, en République Démocratique du Congo
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