Ce que ces trois écrivain·es de talent ont en commun ? L’obsession de la liberté. À l’occasion de la sortie de leurs livres respectifs, qui chacun à sa façon, interrogent cette notion sans rien éviter de sa complexité, nous avons eu très envie de les faire dialoguer. Rencontre exclusive, par Zoom, depuis les États-Unis et Paris.
Si une question les lie tous·tes les trois, c’est bien celle de la liberté – ou comment se réinventer soi, hors de toute assignation identitaire, et réinventer sa vie, hors des catégories de genre, de classe sociale, etc.
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Sept ans après le remarquable Les Argonautes, l’Américaine Maggie Nelson signe De la liberté, un essai qui mêle – et elle y excelle – théorie critique et écriture autobiographie afin de redonner du sens à cette notion qui génère beaucoup de confusion, explique-t-elle, devenue l’obsession de notre époque furieusement individualiste, voire l’étendard de tous les extrêmes.
Après Play Boy et Love Me Tender, Constance Debré convoque ses parents, junkies magnifiques, raconte le refus du poids des origines ou de l’héritage qui entravent, de la bourgeoisie, dans Nom, roman à la puissance folle, manifeste pour une vie bonne, en tout cas pour une vie que l’on s’est choisie.
Paul B. Preciado, après Testo Junkie – Sexe, drogue et biopolitique, dans lequel il racontait sa transition, ou encore Je suis un monstre qui vous parle, discours contre le binarisme de genre et l’enfermement dans une catégorie, s’apprête à publier au printemps Dysphoria Mundi – La révolution qui vient, un essai philosophique autour de la véritable révolution épistémologique que nous traversons.
Tous·tes les trois se lisent, s’inspirent et se citent parfois les un·es les autres, pourtant il·elles ne s’étaient jamais rencontré·es jusqu’ici. Il·elles ont tout de suite accepté, avec enthousiasme, notre proposition d’une conversation par Zoom : Maggie à Los Angeles, Paul à Paris et Constance à New York.
Qu’est-ce que la liberté pour vous ? Un idéal, une utopie, une illusion ? Une pratique ?
Maggie Nelson — Je ne pense pas que les mots aient un sens abstrait, j’aime plutôt faire leur généalogie, comment ils voyagent, ce qu’ils signifient dans des contextes différents. Je n’aime pas les définitions usuelles du mot “liberté”, mais je dirais que mon livre s’inspire de la distinction que fait Michel Foucault entre la libération, conçue comme une action temporaire, et les pratiques de la liberté, conçues comme pérennes : “La libération ouvre un nouveau champ pour de nouveaux rapports de pouvoir qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de la liberté.”
Paul B. Preciado — Depuis que j’ai lu le livre de Maggie [De la liberté], je suis contaminé par la façon dont elle approche cette question. Je pense que nous sommes à un grand moment de changement épistémique. La plupart des notions que nous utilisons sont en train de changer drastiquement de sens, c’est un moment très intéressant pour un philosophe comme moi, mais aussi pour ceux et celles qui travaillent la langue comme Maggie et Constance. Nous cherchons de nouvelles façons d’écrire.
Au sujet de la liberté, il y a deux grandes approches dans l’histoire de la philosophie. La première est la vieille notion archaïque liber de la tradition gréco-romaine, dans laquelle la liberté est opposée aux technologies d’asservissement. Et puis il y a ce dont parle Maggie dans son livre, la façon dont la notion moderne de liberté a été réinventée et comment elle est apparue au moment où de nouvelles technologies d’asservissement s’affirmaient, avec le commerce transatlantique et colonial.
Cette notion était un privilège du colonialisme blanc et nous y sommes toujours très attachés. Il y a enfin une troisième approche, cette notion religieuse de la liberté qui vient de saint Paul : la liberté comme une décision de conversion. Saint Paul nous dit que nous sommes toujours les esclaves de quelque chose, seulement, en nous convertissant, nous devenons les esclaves de quelque chose d’autre. En lisant le livre de Constance, j’ai l’impression qu’il s’agit pour elle de quelque chose de ce style, une forme de conversion.
Constance Debré — Cette notion de liberté m’a toujours obsédée, d’abord en tant qu’avocat puis en tant qu’écrivain. Quand j’étais avocat, j’étais confrontée chaque jour à la question de la liberté dans son rapport à la violence. La violence des faits reprochés à ceux que je défendais, du viol au meurtre en passant par le terrorisme ; la violence de l’État, qui enferme à tour de bras, préférant toujours condamner un innocent que relâcher un coupable ; la violence de classe, car, au fond, la justice pénale, ce n’est que cela. La question de la liberté est d’emblée pour moi celle des limites. Et il me semble qu’on ne peut penser la liberté sans la penser dans son rapport à la violence. C’est un couple indissociable.
“La liberté, pour moi, n’est pas rose, elle est noire. C’est sa noirceur qui m’intéresse, sa part déplaisante.”
Il y a une violence dans la liberté même, parce que la liberté s’oppose – ou sinon elle n’est pas grand-chose –, et il y a la violence que les autres lui opposent, parce qu’en réalité, même si tout le monde dit que la liberté c’est super, dans les faits on la déteste toujours, du moins chez l’autre. La société, quant à elle, même la plus démocratique, lui préférera toujours l’ordre. La liberté, pour moi, n’est pas rose, elle est noire. C’est sa noirceur qui m’intéresse, sa part déplaisante. Celle qu’il faut assumer chez soi, qu’il faut accepter chez l’autre si on prétend à l’amour – et on y prétend toujours –, si on prétend à la liberté.
La liberté qui m’intéresse est celle qui va de Dostoïevski à Jim Thompson. Celle qui s’inscrit dans la guerre de tous contre tous et du chaos en chacun. La liberté est toujours un conflit. Si j’ai lâché le barreau pour écrire, c’est pour parler des mêmes choses, poursuivre cette obsession, plus directement, plus franchement ; c’est pour qu’à la fin on ne me dise pas “merci maître et va te faire foutre” ; c’est pour parler en mon nom et non cachée derrière ma robe ; c’est pour prendre le risque, pour prendre à la fois la place du coupable et celle du juge – mais surtout celle du coupable, bien sûr.
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Constance, dans ton livre Nom, tu parles de la “vie lamentable” contre laquelle tu écris. Peux-tu nous en dire plus ?
Constance Debré — La vie lamentable, c’est tant de choses… C’est l’indécence, c’est l’obscénité du monde, au fond c’est ce qu’on trouve dans tous les livres et qui fait qu’on les lit, cette chose insupportable qu’il faut bien supporter. Mais disons que rien qui soit assumé n’est complètement lamentable. S’assumer lamentable, c’est déjà ne plus l’être tout à fait. On n’échappe jamais complètement à la vie lamentable, c’est une question de condition humaine. Mais enfin il y a des paliers, des degrés, et il me semble que la vie telle qu’on nous la raconte, telle qu’il faudrait qu’on la vive, est assez lamentable : être content, acheter des choses, consommer, fermer sa gueule, et aller chez le psy pour avaler tout ça et continuer, parler de papa-maman toute sa vie, se dire gentil et trouver les autres méchants, je trouve que c’est assez nul en termes de dimension de l’existence. Il y a le couple liberté-violence, il y a le couple liberté-responsabilité. Au fond je crois au jugement.
“La question de la liberté est une question qui se pose à chacun, elle est intime, philosophique et pratique.”
Être libre ou y prétendre n’est pas cool mais austère, c’est affronter la question morale. C’est se poser la question de la valeur de soi, au seul regard des faits. La liberté est un risque, celui d’affronter “je dois” et “j’échoue”, en toute chose. J’aime le risque de cette liberté, mais je ne veux pas éviter ma responsabilité. La question de la liberté est une question qui se pose à chacun, elle est intime, philosophique et pratique, elle dépasse complètement le prisme politique sous lequel il me semble qu’on la limite de nos jours. Vous pouvez avoir n’importe quelle vie, peu importe que vous soyez gay ou hétéro, noir ou blanc, riche ou pauvre, tant que vous assumez la responsabilité de qui vous êtes et de ce que vous faites, la responsabilité de chacun de vos gestes. Alors, vous commencez à être libre. Être libre, c’est s’arracher, et sans doute retomber sans cesse.
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Cela nous fait penser à ce que Maggie écrit, au sujet des “pratiques quotidiennes de la liberté”. Quelles sont ces pratiques ?
Maggie Nelson — J’ai mes propres pratiques quotidiennes de la liberté, mais il s’agit surtout d’exercices mentaux. Ce que Paul a analysé dans son œuvre au sujet de ce sentiment d’être mis dans des cases, ce qu’il propose pour trouver une nouvelle voie, a été crucial pour moi. Je pratique donc cette forme de liberté, mais c’est personnel, ce n’est pas la même chose que de ne pas avoir la liberté d’avorter ou de ne pas se faire tirer dessus par la police.
Paul B. Preciado — J’aimerais revenir sur ce que dit Constance. J’en arrive à la même conclusion que toi, Constance, mais en prenant le chemin inverse. Quand tu dis : peu importe que l’on soit blanc ou noir, homosexuel ou hétérosexuel, je dirais exactement le contraire. C’est peut-être aussi une réponse à la question des pratiques de la liberté. Mais je vais vous dire quel est mon problème principal. Dans le mouvement féministe, LGBTQI+ et anticolonial, antiraciste, le langage de l’identité a tout saturé. On a réussi, au cours des quarante dernières années, à produire de plus en plus d’identité. Où est la liberté, par exemple, dans le féminisme des vingt dernières années ? On ne la voit plus !
À un certain moment, il y a trois ou quatre ans, j’ai multiplié les façons de me désidentifier comme une possibilité de créer un nouvel espace, et de trouver dans cet espace-là des pratiques de la liberté. En même temps, ce qui a été crucial pour moi, ce fut d’identifier précisément les technologies de subjection qui opèrent sur moi, et sur nous tous.
Constance, ton livre est comme une tentative rigoureuse de désidentification de toutes ces identités qui t’ont été assignées : être née dans une famille de la haute société, avoir des enfants, etc. Ce que tu écris – comment tu nages, comment tu sors avec des filles –, ce sont des pratiques spécifiques de la liberté. Tu as entrepris une sorte d’auto-ethnographie des technologies de la subjection qui t’entravaient, et c’est ce qui est fantastique avec ton livre.
Constance Debré — Je sais que je suis dans une position privilégiée, qui me permet de me débarrasser de nombreuses choses. Devenir lesbienne et me distancer de mes origines sociales m’a permis d’expérimenter cette question du doute et de la foi. Je crois aussi qu’on a en fait la liberté, plus qu’on ne le pense, de ne pas rester emprisonnés dans ces identités. Je suis fatiguée par cette concurrence des identités.
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Maggie, dans ton livre, tu analyses la façon dont la notion de liberté a été récupérée par l’extrême droite.
Maggie Nelson — Aux États-Unis, au cours des 200 à 500 dernières années, il y a eu deux discours dominants au sujet de la liberté. D’un côté, celui des colons blancs, de la liberté individuelle. De l’autre, celui de la libération des Noirs, de l’émancipation. Au sujet du second, qui vient avec des slogans comme “personne n’est libre tant que nous ne sommes pas libres”, je dirais : formidable, nous sommes tous interconnectés, et maintenant ? Concernant l’écologie par exemple, et comme le dit Timothy Morton : “Être gentil avec les petits lapins revient à ne pas être gentil avec les parasites des petits lapins”, mon livre suggère que nous arrêtions d’opposer la liberté aux responsabilités. Si nous dépassons cette scission, où être libre signifie ne pas se soucier de l’écologie, quels nouveaux types de liberté pourraient se développer ?
“Une personne qui a été assignée, par exemple, au genre féminin, ou trans, ou non blanc, ou lesbienne, historiquement, n’était pas en position de prendre la parole.” Paul B. Preciado
Vous écrivez tous les trois à la première personne du singulier. Le “je” est-il l’affirmation de sa liberté ?
Paul B. Preciado — C’est aussi pour une raison politique. Historiquement, la position de pouvoir a une forme d’opacité. Le sujet peut rester opaque car il occupe cette position de pouvoir, donc il n’a pas besoin de dire “je”. Aujourd’hui, il y a le mouvement MeToo et ce qu’on désigne comme “la libération de la parole”. Le “je” ne nous était pas donné, alors ce fut à nous de créer une position d’où parler. En parlant, nous avons inventé cette position subjective. Une personne qui a été assignée, par exemple, au genre féminin, ou trans, ou non blanc, ou lesbienne, historiquement, n’était pas en position de prendre la parole.
Parler depuis le “je”, c’est inventer le sujet de cette personne. Personnellement, je sens qu’il me faut arrêter de faire cela. La création de ce sujet qui parle a déjà été faite, au point d’en devenir presque une caricature. Du côté de la droite extrême, ils pensent que la notion de liberté est essentielle, alors qu’ils la possèdent déjà. Au fond, ils défendent leur place de privilégiés. Alors que du côté de la gauche extrême, ceux qui sont toujours des minorités ne savent pas ce qu’est la liberté.
Je ne sais pas ce que c’est qu’être libre. Je sais ce que c’est d’être esclave. Je sais comment on traite ceux qui n’appartiennent pas à une binarité sexuelle. On doit créer une énonciation pour soi, car elle n’existe pas. La question de l’art est cruciale. Je ne pense pas qu’Éric Zemmour entende la liberté comme un art, plutôt comme quelque chose qui lui est déjà donnée par nature.
Constance Debré — En tant que lectrice j’ai toujours été plus intéressée par les livres écrits à la première personne. À notre époque, en plein changement épistémologique, je ne veux plus lire que des livres à la première personne, des gens qui prennent cette responsabilité et nous parlent directement de leurs expériences.
“Je crois que toute forme d’attachement qui ne respecte pas aussi le détachement ne fonctionne pas.” Maggie Nelson
Et l’amour ? Dans une société qui présente l’amour comme un lieu de liberté, est-ce une vraie liberté ou au contraire sa limite ?
Maggie Nelson — Dans mon livre, je parle de cette mère qui dit à son fils : “Quand tu seras sur ton lit de mort, tout ce dont tu te remémoreras ce sera tes liens aux autres, et qui t’aime, l’amour… Tu ne penseras pas à la liberté.” [rires]. Je crois que toute forme d’attachement qui ne respecte pas aussi le détachement ne fonctionne pas.
Constance Debré — Je ne sais pas ce qu’est l’amour et je ne crois pas en la liberté romantique. Je crois que l’autre est l’événement majeur, et le conflit aussi. C’est comme dans Ulysse : ce sont les épreuves. Tu dois aller au-devant de cela pour comprendre ce qu’est ou non la liberté. Mon livre précédent essayait de comprendre ce qu’était la maternité, le nouveau c’est la famille.
Qui sont ces gens à qui on est liés ? On n’a pas à aimer qui que ce soit. Je ne dis pas que je n’aime pas ma famille, mais je cherchais une façon de parler de la famille en général, de la façon la plus libre. Je ne crois pas que nous sommes définis tant que ça par ce qui est arrivé. On peut dire qu’on les aime, ou pas, et so what ? On peut aussi aller ailleurs…
Paul B. Preciado —Je suis un utopiste. Je pense que c’est bien de regarder l’amour comme une technologie de subjection, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas un événement majeur comme tu le dis, Constance. La subjection ne vient pas toujours avec le déguisement de la violence. Ce qui est intéressant maintenant, avec cet éveil du féminisme qui devient très tendance, c’est que le grand problème va être l’amour. Dans les années 1970, les gens disaient que le féminisme était la théorie et le lesbianisme sa mise en pratique. J’y crois encore plus maintenant.
“En tant que trans, c’est très difficile pour moi de trouver l’amour.”
Je ne critique pas l’amour entre une femme et un homme. Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui importe, c’est que chacune des personnes du couple soit prête à se désidentifier de son genre, de sa sexualité, de son identité. Si ce n’est pas le cas, alors l’amour n’est pas possible pour moi. D’ailleurs, ma vie amoureuse est un échec.
En tant que trans, c’est très difficile pour moi de trouver l’amour, car une femme hétérosexuelle arrive avec une certaine attente de ce qu’est un homme, une lesbienne va vouloir une femme, etc. Or, l’amour est quelque chose qui doit être inventé. Pour cela, les personnes doivent d’abord se désidentifier.
Maggie Nelson — C’est intéressant pour moi d’écouter Paul parce que le genre n’a jamais été la grande question de ma vie amoureuse. La difficulté, comme disait Constance, c’est la rencontre avec l’autre, avec une autre personne, peu importe son genre.
Nom de Constance Debré (Flammarion). En librairie le 2 février.
De la liberté de Maggie Nelson (Éditions du sous-sol), traduit de l’anglais (États-Unis) par Violaine Huisman. En librairie depuis le 21 janvier.
Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado (Grasset), 400 p., 22 €. Publication prévue en mai. Et Pornotopie, nouvelle édition chez Seuil, 224 p., 21 €, en librairie le 25 mars.
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