Affaires de harcèlement, pertes record, licenciement de son pdg, Uber est en pleine crise. En France, ses chauffeurs VTC sont ulcérés par les cadences infernales et les conditions financières imposées par la firme californienne. Et sont prêts à toutes les combines ou presque pour arrondir leurs fins de mois.
“Des chauffeurs Uber m’avaient dit qu’ils touchaient entre 2000 et 3000 euros, qu’ils travaillaient quand ils voulaient… A les écouter, c’était la ruée vers l’or, une espèce d’eldorado.” Mais Sofiane (tous les prénoms ont été modifiés) découvre vite la réalité derrière les belles promesses de la firme californienne.
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“Il y avait un fossé entre les discours et le terrain. Je me suis énormément investi, j’ai fait de nombreuses nuits blanches au volant. T’es obligé de faire un minimum d’heures chaque jour et tu ne peux pas te permettre de prendre des week-ends. Au final, j‘ai perdu beaucoup d’argent et j’ai accumulé les dettes… J’ai l’impression d’avoir été victime d’un vol.”
Etranglé par les charges, éreinté par le manque de sommeil
Le ton de la voix est amer, désenchanté, le regard défait. L’aventure Uber aura tourné court pour Sofiane. Etranglé par les charges, éreinté par le manque de sommeil, il a décidé de jeter l’éponge deux mois après avoir démarré son activité.
Comme de nombreux conducteurs, le jeune homme de 32 ans avait opté pour le statut de “Loti” (d’après la Loi d’orientation des transports intérieurs). Il travaillait pour un capacitaire (société de transport). Avantage principal ? Sofiane n’a pas eu besoin d’obtenir la carte professionnelle et donc de passer l’examen VTC pour exercer.
Désavantage de taille : des charges astronomiques qui ont tiré vers le bas des revenus déjà plombés par la hausse de la commission (de 20 à 25%) et la baisse des tarifs d’Uber (Uber a baissé ses tarifs à Paris de 20% en octobre 2015, avant de réviser ses prix à la hausse en France, de 10 à 15% en moyenne, et d’augmenter sa commission de cinq points en décembre 2016).
“Je travaillais 11 à 12 heures par jour, 7 jours sur 7, pour gagner 1000 à 1200 euros par mois”
“Le véhicule me coûtait 3000 euros par mois hors TVA, assure l’ancien gérant de fast-food. Je travaillais 11 à 12 heures par jour, 7 jours sur 7, pour gagner 1000 à 1200 euros par mois. Si tu travailles pour un capacitaire, c’est mort d’avance. D’ailleurs, 90% des chauffeurs VTC ne s’en sortent pas.”
Sofiane en veut à ses potes conducteurs, qui ont “préféré (lui) mentir plutôt que d’avouer qu’ils galéraient. J’imagine qu’ils avaient honte de dire la vérité sur la situation.” Une manière sans doute de ne pas perdre la face vis-à-vis de leurs proches, de renvoyer l’image de la réussite sociale pour éloigner le spectre de l’échec chronique.
“Si t’as un peu de bouteille, tu comprends vite que ce métier n’a pas d’avenir”
Rien de très surprenant quand on sait que les chauffeurs VTC sont moins diplômés et davantage soumis au chômage que le reste de la population active. Selon une étude récente (deux économistes français commissionnées par Uber, Augustin Landier de la Toulouse School of Economics et David Thesmar de HEC, ont mené en 2016 une étude sur les caractéristiques des chauffeurs Uber en France), 12% des chauffeurs Uber possèdent un diplôme universitaire, tandis que 25% des chauffeurs UberX (un service plus haut de gamme – ndlr) étaient au chômage avant de commencer cette activité.
“Le profil typique des chauffeurs recherchés par Uber, c’est un jeune de 20 à 25 ans sans perspective d’avenir, confirme Nicolas, 35 ans. Si t’as un peu de bouteille, tu comprends vite que ce métier n’a pas d’avenir. Chauffeur VTC, c’est bon pour les étudiants qui veulent faire des extras. Autant trouver un job payé au smic ou faire de l’intérim.”
Ce colosse aux yeux clairs sait de quoi il parle. Il a fait partie des premiers chauffeurs à rouler pour Uber en janvier 2012. A la terrasse d’un café situé porte de Champerret à Paris, notre banlieusard raconte la fonte de ses revenus en l’espace de cinq ans.
“Au final, je touchais 15 euros”
Son chiffre d’affaires (commissions des plates-formes déduites) est passé de 7000 à 3500 euros. Mais “je faisais des horaires de fou : entre 55 et 60 heures par semaine, parfois 70 heures. T’as vu les cernes que j’ai ! Au final, je touchais 15 euros de l’heure et je n’avais pas de vie privée… Et puis, j’ai fini par avoir de gros coups de fatigue. Je passais une semaine à dormir chez moi pour récupérer.”
C’est ainsi que Nicolas est revenu à ses premières amours professionnelles : technicien de maintenance des systèmes automatisés à raison de 35 heures par semaine. Mais aussi chauffeur VTC le week-end pour se mettre “200 à 300 euros net dans la poche”.
Confrontés à la baisse de leurs revenus, à la dégradation de leurs conditions de travail et au risque de surmenage, de plus en plus de conducteurs cumulent deux activités professionnelles. A l’image de Jonathan, gardien d’immeubles 6 heures par jour et chauffeur VTC “10 à 15 heures, parfois 20 heures d’affilée”, 20 jours par mois.
“Je suis rentré à 9 h 30 et je me suis réveillé à 10 h 30. J’ai dormi à peine une heure. J’ai les yeux lourds…”
“En ce moment, c’est de la folie, c’est du non-stop !, s’exclame ce Parisien de 36 ans en allumant une énième cigarette. Je suis rentré à 9 h 30 et je me suis réveillé à 10 h 30. J’ai dormi à peine une heure. J’ai les yeux lourds…” Les nuits blanches ont en effet laissé des stigmates. L’ancien frigoriste a des cernes sous les yeux, les traits tirés, les ongles rongés… Des signes extérieurs de fatigue et de stress qui contrastent avec la verve et l’hyperactivité du jeune homme.
Il s’estime heureux de travailler pour Uber : “Je travaille quand je veux, je me connecte et je m’arrête quand je veux. Et puis au moins ils me laissent tranquille. Je n’ai pas de contraintes, pas de pression.” Seule ombre au tableau, les revenus de son activité de chauffeur VTC qui oscillent entre 1400 et 2700 net par mois, charges (assurance, essence, crédit automobile…) et impôts déduits.
“C’est de l’esclavage”
“Je vis bien mais c’est beaucoup d’heures de travail. Je roule 200 à 300 heures par mois… Si tu compares avec un emploi de salarié classique, je suis sous-payé (un salarié au smic aux 35 heures gagne 1 150 euros net pour 151 heures par mois – ndlr). C’est de l’esclavage quand tu regardes le temps de travail pour le salaire à la fin du mois.”
Jonathan marque un temps d’arrêt. Son sourire laisse apparaître une moue gênée. “Je n’aurais pas pu continuer si je déclarais tout, je ne rentrerais pas dans mes frais, confie-t-il. Le black, c’est vital pour les chauffeurs VTC qui sont trop taxés. Ce n’est pas correct pour Uber et pour l’Etat, mais si on devait faire tout ce qui est correct dans la vie…”
“Moi, je ne paie pas des personnes 5000 euros par mois à ne rien faire”
Et de faire allusion à l’affaire Penelope Fillon : “Je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas de black, tous les politiques en font. Moi, je ne paie pas des personnes 5000 euros par mois à ne rien faire.” Autre stratagème utilisé par Jonathan : limiter son chiffre d’affaires (CA) déclaré pour ne pas être écrasé par les taxes.
“Si je dépasse le plafond de 33200 euros de CA par an, je sors du statut d’auto-entrepreneur, ce qui veut dire que je devrais conduire 30 heures par jour pour m’en sortir…” Quand on lui demande le montant engrangé par mois au black, notre “gardien-chauffeur” quitte la cour intérieure de son immeuble pour revenir avec une liasse de billets de… 500 euros ! Avant de glisser : “L’autre jour, j’ai pris un Uber qui avait une liasse de billets comme la mienne. Je me suis dit : ‘Il fait comme moi’.”
Passer entre les mailles du filet des impôts
Mais comment les chauffeurs VTC réussissent-ils à passer entre les mailles du filet des impôts sachant que toutes les courses sont censées être réglées par carte bancaire ? Rien de sorcier, selon Jonathan : “Quand je reçois la commande d’un client, j’arrive sur place et je me déconnecte. Uber n’a aucun moyen de savoir pourquoi j’ai annulé ma course. Cela peut très bien être une erreur d’adresse du client qui n’a plus envie de faire la course.”
Il arrive également qu’on lui demande de se déconnecter pour payer en espèces. “Les clients proposent en général une remise de 50% sur le prix de la course. Souvent, ils s’arrangent à plusieurs en UberPool” (service de covoiturage – ndlr).
Autre cas de figure, les chauffeurs qui donnent leur carte de visite pour ne plus passer par l’appli. Des “courses privées” qui représenteraient en moyenne 20 % du CA de Jonathan. Mais, “ces derniers temps, c’est plutôt du 90% , nuance le Parisien. Le bouche à oreilles fonctionne bien. Je travaille avec une communauté juive qui me commande 300 à 500 ‘transferts’ à l’aéroport par mois. Je suis obligé de refuser 7 à 8 courses par semaine.”
“Le taux d’annulation des chauffeurs est mesuré automatiquement”
Pour lutter contre ce type de fraude, “Uber réalise des investissements conséquents en temps humain et en technologie pour mener toutes les vérifications qu’un intermédiaire privé est en droit de réaliser”, précise Grégoire Kopp, porte-parole d’Uber France, qui rappelle que la plate-forme “ne dispose pas des prérogatives réservées aux forces de l’ordre”.
Pour autant, “le fait d’annuler des courses pour essayer de prendre tout de même un client est très handicapant pour Uber puisque le chauffeur bénéficie du service de mise en relation avec un client sans pour autant payer les frais associés. Le taux d’annulation des chauffeurs est donc mesuré automatiquement, et lorsqu’il apparaît qu’un utilisateur (chauffeur ou client – ndlr) a un taux d’annulation très élevé, c’est pour nous un signal d’alerte.”
“Uber l’a désactivé”
Des anomalies qui peuvent déboucher sur des suspensions temporaires ou des ruptures de contrat définitives. A l’instar de ce qui est arrivé à une connaissance de Jonathan : “Il acceptait la course, faisait démarrer le compteur sans client à l’intérieur du véhicule. Puis il roulait jusqu’au point de rendez-vous sans prendre de client et roulait à vide jusqu’au point d’arrivée. Ce petit manège a duré quinze jours : Uber l’a désactivé.”
Mais il ne suffit pas de se soustraire aux “vérifications” d’Uber pour s’en sortir. Encore faut-il échapper à l’Inspection des fraudes (DGCCR). Or, là encore, Jonathan a sa petite combine pour se couvrir : “Je demande à chaque fois des SMS de confirmation aux clients, ce sont des preuves de bons de commande. Et, en cas de contrôle, je sors mon carnet de commandes et mes SMS.”
“Ils savent que ça gruge, car on est obligés de gruger”
Certains sites donnent même des astuces aux conducteurs pour passer inaperçu auprès des “boers” (police des taxis) : éviter les zones à hauts risques (aéroports, gares, lieux touristiques…), avoir un siège bébé à l’arrière…
Des techniques risquées selon Nicolas, qui n’est pourtant pas le dernier quand il s’agit d’arnaquer les plates-formes et l’Etat : “Tu peux faire du black, mais tu seras toujours en stress. Ils savent que ça gruge, car on est obligés de gruger. Mais au lieu de s’attaquer aux plates-formes, ils s’attaquent uniquement aux chauffeurs. Les boers font parfois des contrôles avec les agents des impôts et l’Urssaf. Ils contrôlent tout. Et si tu ne paies pas tes impôts, si tu ne déclares pas ton chiffre, ils saisissent ton véhicule, tu finis en garde à vue et tu paies une grosse amende.” Les effectifs des boers ont d’ailleurs été renforcés par deux cents fonctionnaires de police en juin 2015 pour interpeller en priorité les non-professionnels qui exercent de façon illégale.
Enfin, pas non plus de quoi effrayer Nicolas qui avoue quelques minutes plus tard, tout en baissant la visière de sa casquette pour camoufler son regard : “Le black représente 20 à 50% de mon CA.” Mais il en ferait de moins en moins car “les clients préfèrent prendre UberPool qui ne coûte rien plutôt que faire des courses au black”.
“Tu ne me respectes pas, je te rends la monnaie de ta pièce !”
Et puis, comparé à l’enchaînement des courses via les applis, le black ne serait “pas si rentable” par rapport au temps de travail et à l’utilisation du véhicule. “Tu vas chercher et ramener des gens à tel ou tel endroit, tu perds plus de temps qu’autre chose.”
Mais Nicolas a d’autres combines dans son sac. Par exemple ne pas arrêter le compteur une fois la course terminée. “Je le fais quand je tombe sur des connards de clients. Tu ne me respectes pas, je te rends la monnaie de ta pièce ! Je ne dis même pas ‘au revoir’, je jette le client sur le trottoir à l’aéroport et je roule jusqu’à atteindre 100 euros au compteur !”
Plus vicieux encore : appeler le client pour vérifier à l’avance la rentabilité de la course : “S’il faut faire 15 à 20 minutes de transport pour une course de deux minutes au final, cela n’a aucun intérêt. Donc, soit j’annule la course, soit le client annule, soit je me mets en mode avion.”
“Beaucoup de clients se font avoir”
Nicolas confesse aussi parfois attendre à distance respectable du lieu de rendez-vous pour que la course soit annulée. Une faille de l’appli Uber dont son confrère Jonathan a également entendu parler : “Ils se garent dans un endroit où le client ne peut pas les voir. Ils les font attendre plus de deux minutes puis ils annulent la course. Cela leur permet de toucher une commission sans faire de course. Beaucoup de clients se font avoir.”
Quand on lui demande pourquoi il agit ainsi, Nicolas ne peut s’empêcher d’exprimer sa rancune envers Uber : “Les tarifs appliqués par Uber sont inadmissibles. Ils nous prennent tellement pour de la chair à canon qu’on est obligés de faire ça. Uber se gave comme pas possible et moi, je devrais me faire ‘vaseliner’ en déclarant l’intégralité de mon chiffre ? Jamais de la vie ! Moi aussi je mets ma vaseline !” Et de faire une confidence : “Je ne déclare pas tout mon CA à l’Etat, il ne manquerait plus ça ! Les plus riches font des montages financiers pour ne pas payer d’impôts. Donc je fais comme tout le monde, je profite du système.”
Et de revenir à la charge contre Uber en faisant allusion à une information peu reprise dans la presse française. Le leader des applications est accusé aux Etats-Unis (selon une étude menée par Quartz) d’avoir eu recours à une technique “intelligente et sophistiquée” pour modifier de manière illicite les données de navigation. De quoi soutirer aux chauffeurs et aux clients jusqu’à 10% du prix de la course .
“Je me suis aperçu qu’Uber volait 20 centimes d’euro aux chauffeurs et aux clients sur chaque course de 15 euros”
Nicolas est également persuadé, comme de nombreux conducteurs sur la toile, qu’Uber a fait la même chose en France depuis la mise en place d’une facturation sur estimation grâce à un mystérieux algorithme. “J’ai vérifié mes courses et j’ai vu que les paiements ne correspondaient pas aux courses affichées. Je me suis aperçu qu’Uber volait 20 centimes d’euro aux chauffeurs et aux clients sur chaque course de 15 euros. A l’échelle de la planète, cela fait des milliards.”
Pour aller au bout de sa vengeance, Nicolas a sa petite idée en tête : “J’aimerais bien rencontrer un anonymous. Mon rêve, c’est de hacker l’appli Uber durant plusieurs jours pour leur faire perdre de l’argent. Avec un peu de chance, l’entreprise coulera et l’Etat français lancera sa propre application !”
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