Premier livre écrit par une Afro-Américaine à connaître le succès, La Rue d’Ann Petry dépeint la vie difficile d’une femme dans le Harlem des années 1940. Un récit puissant.
Ann Petry est la première femme afro-américaine à avoir connu un succès en librairie : sorti en 1946, son roman culte, La Rue, atteignit le million d’exemplaires vendus. Un événement dans une Amérique ségrégationniste, d’autant que le texte traite des conditions de vie des Noirs à Harlem.
Bref, le rêve américain vu par ses exclus, les Noirs, mais aussi les femmes. A travers la vie de Lutie Johnson, une jolie femme qui va se retrouver seule à élever son fils de 8 ans, Petry montrait combien l’Amérique était cruelle, mais aussi dangereuse pour une femme noire et indépendante.
Colère noire dans un monde de Blancs
Au début, Lutie va s’installer dans un trois-pièces miteux de la 116e rue qui accepte les “gens de couleur”. De la mama proxénète du rez-de-chaussée au concierge libidineux qui planera comme une menace sur la vie de Lutie, chaque personnage sera raconté par Petry à coups de souvenirs pour reconstituer leurs vies, leur part d’humanité et leur colère dans un monde de Blancs.
Dans ce monde, une femme noire n’a pas d’autres choix que d’être servante, pute ou chanteuse de cabaret – et elle risque sans cesse d’être violée, ou de devoir céder aux avances de types pour pouvoir survivre. Lutie tentera tant bien que mal de protéger son enfant et de l’élever convenablement, mais la “rue”, et son cortège de mauvaises influences, aura-t-elle raison de lui ?
Née en 1908 (morte en 1997) dans une famille d’Afro-Américains affranchis, Ann Petry a grandi dans le Connecticut entre un père pharmacien et une mère chef d’entreprise. Après des études de pharmacie suivies pour faire plaisir à ses parents, elle publie des nouvelles dans diverses revues, se marie et s’installe à Harlem. C’est là qu’elle sera le témoin des conditions de vie terribles des habitants.
La suspicion raciste des femmes
Son écriture, aussi tendue que poétique, aussi directe qu’envoûtante, fait des éléments mêmes (le froid, la chaleur, le vent, etc.) des menaces pour le corps de son héroïne. L’extérieur est sans cesse un danger, et l’intérieur pas plus rassurant (le concierge s’introduit chez elle, des filles baisent sur le palier, etc.).
Lutie n’a aucun refuge : son père vit avec une femme alcoolique qui faisait boire et fumer le gamin, son mari l’a plaquée quand elle est partie au loin travailler comme servante. Et dans cette famille de Blancs nantis qui n’ont que les mots “argent” et “affaires” à la bouche, elle a subi la suspicion raciste des femmes.
“Quand elle entrait dans une pièce où elles se trouvaient, elles la regardaient d’une façon bizarre, comme intriguées. Elle entendait parfois des bribes de leur conversation : ‘Certainement une très bonne cuisinière. Mais je n’aimerais pas avoir une jolie négresse chez moi. Pas avec John. Vous savez, elles font toujours du charme avec les hommes. Surtout les hommes blancs…”
Quant à la vie des Afro-Américains en pays blanc (et raciste), l’auteure la résume en une métaphore : “Elle avait l’impression de regarder un jardin enchanté par un trou percé dans le mur. Elle pouvait voir, elle pouvait entendre, elle pouvait parler aux habitants du jardin, mais elle ne pouvait pas franchir le mur.” C’est contre ce mur qu’Ann Petry écrit.
La Rue (Belfond – Vintage noir), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Martine Monod, Nicole et Philippe Soupault, 384 p., 18 €