Dans une lumineuse rétrospective, la Fondation Beyeler dévoile la grande diversité de l’univers visuel du photographe Wolfgang Tillmans et son souci de conjuguer distance et proximité.
Sur la pochette de son dernier album, Blonde, Frank Ocean, les cheveux teints en vert, dissimule son visage avec sa main d’un mouvement furtif. Très belle dans l’intensité de sa simplicité même, l’image illustre l’art du portrait que déploie le photographe allemand Wolfgang Tillmans, depuis le début des années 1990. Jamais spectaculaires ou guidés par un souci de mise en scène appuyé, ses portraits traduisent sa volonté de “décrire la sensation d’être en vie”, plus que celle de sublimer le monde.
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L’artiste, né en 1968, a construit sa notoriété – consacrée en 2000 par un Turner Prize – sur cette façon de saisir pleinement, sans artifice apparent, une présence humaine dépouillée de toute autre réalité que celle de sa propre nécessité. En errant dans les lumineuses salles de la Fondation Beyeler à Bâle qui lui consacre une magistrale rétrospective, succédant à celle de la Tate Modern de Londres, cet art du portrait revient aux yeux des visiteurs encore habités par les souvenirs de ses images parues, dans les années 1990, dans le magazine I-D.
Mieux que personne, le photographe allemand – vivant aujourd’hui entre Londres et Berlin – a concentré l’esprit d’une époque et d’une jeunesse alternative liée à la scène de la house music. Ses images captaient l’énergie de ses moments partagés avec des clubbeurs, amis ou personnalités (Tilda Swinton, Kate Moss, Isa Genzken, Richard Hamilton…), comme des traces de liens affectifs.
A la fois généreux, dans la manière de commenter son œuvre, et discret dans la façon d’en préserver les mystères de fabrication, le photographe tient à rappeler que ses images ne procèdent jamais d’une stratégie cadenassée.
De nombreuses formes d’intervention
Prises sur le vif, au gré de ses complicités et de ses humeurs, ses photos ne surgissent pas non plus du hasard ; “tout est réfléchi”, reconnaît-il, en laissant entendre que la réflexion s’ancre forcément dans l’expérience, dans un “mélange de hasard et de contrôle, de jeu et de mise en scène”.
Pour autant, rien n’est si simple avec Tillmans, comme en témoigne l’exposition qui dévoile ses autres formes d’intervention : natures mortes, paysages, images abstraites, politiques… Comme le souligne la commissaire de l’exposition, Theodora Vischer, “le spectre de la production photographique de Tillmans est extrêmement large, à la fois sur le plan du contenu et sur le plan technique et formel. La stupéfiante diversité de cet univers visuel échappe à toute identification univoque au sein de la tradition photographique, a fortiori de la tradition picturale, faisant surgir au premier plan tantôt un aspect de son œuvre, tantôt un autre”.
N’importe quel visiteur étranger à son travail sera ainsi surpris par la variation des images de Wolfgang Tillmans, rétif à toute possibilité de réduire un système esthétique à quelques traits homogènes. Fascinante par l’éclectisme révélé des images, autant que par la délicatesse d’un accrochage inspiré – ajusté à l’architecture douce et imposante du lieu –, l’exposition joue de cette multiplicité propre à ces deux cents images.
Autant d’images pleines de corps de jeunes garçons nus autant que de vagins, de fruits ensoleillés que de coques de noix brisées, de mégots de cigarettes que d’épluchures d’orange, d’un kiwi coupé en deux que de peaux à vif, de T-shirts tachés que de nuques de garçons, de drapés suspendus que d’arbres solides, de nuages que de vagues, de bords de mer que d’avions en perdition, de soldats que de manifestants…
Un vertige plastique, qu’il soit politique ou conceptuel
Intimes, politiques, abstraites, conceptuelles, figuratives, les images de Tillmans ne sont au fond qu’une traduction élastique du monde visible, d’un réel à la fois frontalement abordé et subtilement déserté. Contempler le monde, c’est autant s’approcher au plus près de la main sèche d’un militant de Black Lives Matter que de jouer avec les couleurs de figures abstraites. Entre réalité nue d’un corps et projection visuelle d’un rêve.
Eparpillées sur les murs sans organisation logique apparente, en grand format ou minuscules, imprimées sur photocopieuse ou tirées en format argentique, les images de Tillmans se font face dans un chaos maîtrisé. A la première impression d’un vertige plastique indexé à l’impossible appréhension d’une cohérence stylistique, succède vite celle de l’évidence d’un dialogue permanent entre toutes ces images disséminées.
Ce fil, qui relie la plupart d’entre elles à la mesure des rayures qui traversent quelques images énigmatiques, procède d’un regard que Tillmans qualifie lui-même “d’ouvert et sans peur”, ajusté aux situations multiples de la vie. Theodora Vischer parle de “la proximité de celui qui fait partie de ce monde et la distance du regard détaché qui scrute, observe, enregistre, en accordant aux détails secondaires la même attention qu’à ce qui saute aux yeux. C’est précisément cette dualité de proximité et de distance qui constitue la marque spécifique du regard de Tillmans, ajoute-t-elle. Jamais voyeur, jamais complaisant : attentif, ouvert, plein d’amour et de curiosité.”
Cet amour et cette curiosité se déploient dans l’intensité calme de ses images où, l’air de rien, vibre la présence des êtres, des objets, des idées, des luttes et des rêves. “Jusqu’aux hommes” : le nom même de Tillmans porte la promesse d’un regard posé sur cette part d’humanité qui résiste à tout ce qui tend à l’effacer.
Wolfgang Tillmans jusqu’au 1er octobre, Fondation Beyeler (Bâle)
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