A travers le drame qui, en 1975, s’est joué entre Truman Capote et ses amies chic, le roman de Melanie Benjamin reconstitue un épisode clé de l’histoire littéraire américaine.
C’est un épisode de la mythologie littéraire américaine : la publication de la nouvelle de Truman Capote, “La Côte basque 1965”, dans Esquire en novembre 1975, qui le brouilla définitivement avec ses “cygnes”, ces femmes chic de l’upper class new-yorkaise. C’est aussi une étape clé de l’histoire romanesque, car elle annonce les enjeux de la littérature contemporaine, et les limites auxquelles elle se heurte aujourd’hui (procès, attaques pour diffamation, etc.).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans cette nouvelle, Capote dévoilait, sous couvert de fiction, la vie privée de ses amies, surtout celle de la seule personne qu’il aurait aimée, Babe Paley, révélant que son mari la trompait. Babe, mais aussi Slim Keith, Pamela Churchill, C. Z. Guest, Gloria Guinness et Marella Agnelli, ces ladies who lunch qu’il avait amusées un temps, le bannirent de leurs vies.
Une reconstitution efficace et une doc en béton
Mais que se sont-elles dit en découvrant “La Côte basque 1965” ? Qu’est-ce qu’en a pensé Babe ? Pourquoi Capote a-t-il commencé à se détruire après la sortie de De sang-froid, n’écrivant que trois chapitres (dont ce texte) de ce qui devait être son grand roman proustien, Prières exaucées ? Seule la fiction pouvait mettre en scène ce qui s’est joué alors.
L’efficace Melanie Benjamin, une pro de la reconstitution d’épisodes historiques, construit un roman séduisant (malgré de trop nombreuses répétitions) sur la base d’une doc béton et de ses hypothèses. S’il fonctionne aussi bien, c’est qu’il se focalise sur la relation entre Truman et Babe, deux êtres solitaires, blessés.
Sur fond de Manhattan chic, où l’on passe de déjeuners à La Côte basque, au Pavillon ou au Colony, en soirées (dont le grand bal noir et blanc de Capote en 1966), c’est une tragédie qui se joue à huis clos entre cet homme au physique de lutin, avide de l’amour de sa mère qui lui a toujours fait défaut, et ces femmes bien habillées, élevées pour épouser des hommes riches avec qui elles s’ennuient, qui ne les touchent même pas.
Babe Paley, toute une vie dédiée à la beauté
Le personnage de Babe Paley est un chef-d’œuvre du genre, dressée par sa mère pour devenir une geisha. Babe voit très peu ses enfants, abandonnés aux bons soins des gouvernantes, pour se consacrer au bien-être de son mari, et dédier sa vie à la beauté, celle des mets qu’elle lui sert, celle de la décoration de leurs maisons, et surtout la sienne. Babe est devenue sa propre création, elle a fait d’elle-même une œuvre d’art, et c’est ce qui fascine Truman.
La scène où, en fin de journée, alors que son mari (patron de chaînes de télé) va rentrer, elle panique parce qu’elle n’a pas eu le temps de se démaquiller pour se remaquiller afin d’être impeccable pour l’accueillir, est un sommet de soumission, et dit tout de la façon dont ces femmes ne privilégiaient que les apparences, au détriment de la vérité, de leurs émotions et de leurs désirs.
Le prix à payer sera lourd, et tout l’argent du monde n’y pourra rien : Babe finira atteinte d’un cancer au poumon. Et, alors qu’elle est très malade, Truman n’hésite pas à la blesser. C’est toute l’énigme au cœur de ce qui s’est joué : pourquoi aller jusqu’à prendre le risque de la perdre ?
Le roman livre toutes les interprétations possibles : Capote se dit avant tout écrivain et les trouve bien naïves de s’être confiées à lui ; il aurait fait cela non pas contre Babe, mais pour elle, pour la venger de son “salaud” de mari ; il aurait pensé qu’étant trop bêtes, les “cygnes” ne se reconnaîtraient pas. Jamais posée directement, une question essentielle tend tout le roman : l’art vaut-il qu’on malmène des êtres humains, qu’on leur fasse mal, doit-on sacrifier la vie privée d’autrui sur l’autel d’un projet littéraire ?
Le lent suicide d’un écrivain vidé
En même temps qu’il blesse Babe, Capote achève son lent suicide, à coups de drogues, d’alcool, de nuits au Studio 54 et d’amants idiots qui le maltraitent. C’est que les “cygnes” sont devenus son miroir : comme elles, il est amoureux des apparences, comme elles, il veut toujours être le meilleur, comme Babe, il fut un enfant mal-aimé et un adulte en quête de reconnaissance perpétuelle.
Ecrivain célèbre, admiré après De sang-froid, l’angoisse de ne plus pouvoir écrire, de passer le reste de sa vie dans l’ombre, le pousse à répondre à une commande d’Esquire et à livrer la vie de sa meilleure amie en pâture pour occuper à nouveau une place centrale sous les spotlights.
Sans être de la grande littérature, Les Cygnes de la Cinquième Avenue saisit au plus près la cruauté des rapports humains, la petitesse et la grandeur des êtres, et distille le charme désenchanté d’une décennie qui bascule dans les années 1970 où la guerre du Vietnam et les hippies vont remiser l’élégance de toute une époque au grenier poussiéreux de la désuétude.
A la fin, l’enterrement de Babe Paley, auquel Truman assiste de loin (il n’a pas été invité), vêtu d’une longue cape noire de vampire, sonne le glas de tout un monde. Et d’un temps où la littérature occupait encore une place centrale dans la vie culturelle, et avait le pouvoir de faire vivre ou de tuer.
Les Cygnes de la Cinquième Avenue de Melanie Benjamin (Albin Michel) traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Christel Gaillard-Paris, 432 p., 22 €
{"type":"Banniere-Basse"}