Jeux de meurtres et de hasard sur le plateau gelé du Minnesota hivernal, « Fargo », série créée par Noah Hawley et infusée par l’esprit du film homonyme des frères Coen, vient d’achever sa troisième – et peut-être dernière – saison. Toujours aussi virtuose, absurde et grinçant, le polar s’y joue cette fois en sourdine désabusée. (Spoilers)
Cet article contient des révélations sur la série Fargo, particulièrement sa dernière saison.
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Fargo, c’est d’abord un film culte des frères Coen sorti en 1996, dans lequel l’humour noir, la virtuosité plastique et la science du polar tordu des cinéastes déployaient toute leur superbe sur les territoires enneigés du Nord des Etats-Unis. C’est aussi, depuis quatre ans et trois saisons, une formule magique d’adaptation télévisuelle libre concoctée par le showrunner surdoué Noah Hawley, de retour aux affaires après la parenthèse Legion. C’est enfin une certaine idée de la série, plus particulièrement de l’anthologie (sous-genre qui repart sur de nouveaux personnages et intrigues à chaque saison ou épisode tout en gardant un ADN commun), dans laquelle la forme ne cesse de se réinventer et le fond d’être questionné.
Ce sous-texte, derrière l’alliage savoureux d’humour noir et de polar sanglant, tente en filigrane de détricoter les racines du mal qui hante l’Amérique et ses habitants, non sans un brin de nihilisme et de désillusion. Dans ce troisième arc (ou acte) tragi-comique, Ray Stussy (Ewan McGregor), un agent de probation un peu looser et sa maligne fiancée Nikky Swango (Mary Elisabeth Winstead, vue dans 10 Cloverfield Lane), ancienne arnaqueuse dont il suit le dossier, tentent de se venger d’Emmit Stussy (toujours Ewan McGregor), grand frère à la réussite personnelle et financière insolante. Concomitamment, un homme d’affaire inquiétant aux commerces et méthodes louches infiltre la société de gestion de parkings d’Emmit. Les fils narratifs vont se croiser et les cadavres s’accumuler, titillant le flair et l’esprit de justice de Gloria, une policière en pleine procédure de divorce.
Une saison en mode mineur
Moins glaçante que la première, dont le méchant Lorne Malvo sortait tout droit d’un cauchemar aux contours de blizzard glacé ; moins pétaradante que la deuxième, qui lorgnait vers des 70’s très tarantinesques ; cette nouvelle volée d’épisodes adopte un rythme plus contemplatif, choisit un humour réservé et une violence raréfiée, dessine des caractères moins tranchés et trace une ligne extrêmement ténue entre le Bien et le Mal, l’ombre et la lumière. Un mode mineur qui s’infiltre jusque dans l’image, dont les teintes dé-saturées percées de points de lumière blafards forment une coupole de brume morbide sur notre triste Minnesota.
Les codes de la série sont cependant tous au rendez-vous, à commencer par la mécanique infernale, enclenchée par un malheureux quiproquo, et déroulée en une avalanche de meurtres sanglants. Les inimitables décors du Nord des Etats-Unis et de ses petits bleds paumés servent une nouvelle fois d’écrin à ce conte aux lettres de sang peuplé de justes, d’idiots et de démons. Un conte qu’on nous annonce régulièrement comme une histoire vraie (« This is a true story »), mais qu’un étonnant prologue en plein Berlin-Est avant la chute du Mur nous autorisera à en questionner la teneur (« This is truely a story » ?). La vérité, après tout, n’est pas forcément le réel, et elle peut être subjective, ou imposée par le pouvoir… et les conteurs d’histoires ?
Le mal aux mille visages
Si la mécanique infernale est cette fois lancée par le couple Nikky & Ray (ce dernier engage un malfrat pour voler son frère, mais le bougre se trompe de cible et assassine un homonyme), le mal à l’état pur prend les traits inquiétants de V. M. Vargas (David Thewlis). Ce sinistre Anglais à la dentition piteuse et à la dégaine fatiguée, sorte de Droopy boulimique (au sens propre !) du crime, trace une ligne directe entre le meurtre le plus cru et les hautes sphères de la finance. Épaulé par de taiseux hommes de main qui n’hésitent pas à jeter un avocat par la fenêtre où à tabasser Nikky pour l’exemple, il s’infiltre grâce à un prêt dans l’entreprise d’Emmit Stussy pour en devenir actionnaire, se remplir les poches en contractant des emprunts aux montants exorbitants, puis en revendre la carcasse pour des broutilles. Si l’homme a tout du criminel d’envergure internationale, on remarquera que le volet économique de son action reste étonnamment légal…
Mais les ramifications du mal courent beaucoup plus loin et profondément que le périmètre des quelques villes entre lesquelles se déploie l’action. A l’instar de la saison 2, qui voyait un homme de main indien glisser peu à peu vers l’ange exterminateur quasiment mythologique comme pour venger le génocide de son peuple, Nikky deviendra après la mort de Ray une déesse meurtrière et insatiable. Un curieux voyageur interprété par Ray Wise (le Leland Palmer de Twin Peaks), dont on peut douter de l’existence réelle, croise la route de plusieurs personnages et leur délivre de curieux proverbes et citations bibliques sur le Bien et le Mal, jusqu’à convoquer le massacre de juifs russes comme on ouvre une porte à travers le tissus du temps. Le Mal se fait symbolique, allégorique, et utilise les corps fictionnels comme vecteurs de son interminable dessein.
Le fantôme, le petit robot et le sage
S’il fallait choisir un personnage principal pour celle troisième saison, ce serait celui de Gloria Burgle, une policière entêtée et farouche interprétée par Carrie Coon, que l’on retrouve avec plaisir après son rôle déchirant dans The Leftovers. Rejetée et humiliée par sa nouvelle hiérarchie constituée de mâles machos et bornés, elle se révèle être la seule à voir entre les lignes factuelles, au delà des apparences doucereuses, à sentir le souffle du Mal et les connexions de ses schémas destructeurs.
Mais pour pouvoir l’arrêter, ou du moins le confronter, il lui faut d’abord s’incarner. Car cette mère de famille en pleine procédure de divorce démarre la saison comme un véritable fantôme de cinéma, à la voix inaudible et au corps sans amarre : même les portes automatiques ou les robinets refusent systématiquement de s’activer en sa présence. Découvrant sous le plancher de la maison de son beau-père assassiné des romans de science que celui-ci avait écrit dans sa jeunesse et sous une autre identité, elle trouve de curieux échos dans l’histoire d’un petit robot solitaire, désireux à tout prix d’aider mais incapable d’agir. Comme lui, elle fera preuve de patience, ouvrira les yeux et les oreilles, deviendra spectatrice du monde pour mieux en saisir les rouages et en éclairer les zones d’ombre.
https://youtu.be/fzjcEMZ82IY
Dans la scène finale de la saison, c’est une sage, une flic sûre d’elle et parvenue au bout de son parcours initiatique, qui soutient le regard du Mal, personnifié dans celui de V. M. Vargas, arrêté lors d’un contrôle douanier cinq ans après les événements meurtriers qu’il a causés. Si elle ne peut pas forcément stopper ce Mal – Vargas lui assure que sa puissance le protégera et que quelqu’un viendra le faire relâcher -, elle peut enfin le regarder en face, d’égale à égal.
https://youtu.be/bm-5HwIR7hM
Fargo, saison 3, disponible sur Netflix.
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