Avec “Anéantir”, son roman le plus politique, Michel Houellebecq ne convainc pas, sauf à la toute fin.
Il ne faut pas toujours se fier à la première page (voir plus bas l’extrait que nous publions en exclusivité). Si Anéantir commence comme du pur Houellebecq, avec un personnage houellebecquien par excellence, l’écrivain semble s’amuser à le faire disparaître au plus vite.
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Bastien Doutremont, agent de la DGSI, va laisser la place aux véritables protagonistes du livre, Paul Raison, attaché ministériel, et Bruno Juge, ministre de l’Économie, qui travaillent ensemble à Bercy et sont amis. Et si tous deux sont malheureux en couple, ils finiront, contrairement aux héros masculins de ses précédents romans, par trouver le bonheur amoureux : Paul avec sa propre femme, Prudence, avec qui il n’a pourtant plus fait l’amour depuis dix ans, et Bruno avec une coach sportive qui le prépare à la campagne présidentielle.
Houellebecq, pythie politique
Anéantir est le livre le plus politique de Houellebecq, directement situé dans les arcanes du pouvoir. C’est aussi un drôle de livre, sorte de collage hétéroclite de plusieurs textes, qui commence comme un roman d’espionnage, avec une enquête sur de mystérieuses vidéos envahissant le Net dont la dernière montre la décapitation (fictive) de Bruno Juge, puis mute en saga familiale, à travers la famille de Paul réunie autour du père, Édouard, victime d’un AVC. Il se fait roman d’amour quand Paul et Prudence se rapprochent et découvrent qu’ils s’aiment encore ; enfin, il devient une réflexion sur la vieillesse, la maladie et la mort. Le tout sans cesse traversé par la situation politique de la France, du mois de décembre jusqu’à l’élection présidentielle au printemps.
Le résultat de l’élection selon Houellebecq ? “Le candidat du Rassemblement national était à 27 %, Sarfati à 20 % et l’écologiste à 13 % – les candidats des anciens partis de droite et de gauche se répartissaient les voix restantes dans un pittoresque désordre, ils s’étaient présentés en ordre dispersé, et la plupart des électeurs, un sondage récent l’avait montré, étaient incapables de citer leurs noms. Ils parvenaient quand même, et dans le contexte c’était presque un succès, à prendre légèrement le dessus sur les trotskystes et les animalistes : aucun d’entre eux n’atteignait cependant le chiffre magique des 5 % nécessaires au remboursement des frais de campagne.”
Sarfati ? Un animateur de téléréalité. Car on est ici en 2027, pas en 2022 – cette dernière élection semble avoir été remportée par “le président”, jamais nommé mais qu’on devine être Emmanuel Macron, puisque Bruno Juge est son ministre de l’Économie et confident, et qu’il fait fort penser à Bruno Le Maire, actuel ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance. Le Maire s’était récemment vanté d’être l’ami de Michel Houellebecq devant un parterre d’industriels, dévoilant le sujet d’Anéantir à l’avance : les industries françaises. C’est, heureusement, un peu plus compliqué que ça.
Mais revenons un instant à l’élection de 2027 : “Le président n’avait-il pas souhaité, en favorisant la candidature d’un médiocre comme Sarfati, faciliter la victoire du Rassemblement national ? Dès qu’il arriverait au pouvoir, avait-il peut-être anticipé, le Rassemblement national provoquerait des catastrophes, la dégringolade économique et sociale serait immédiate, et le peuple ne serait pas long à réclamer son retour, sa réélection dans cinq ans serait assurée, peut-être même des événements graves, sortant du cadre de la légalité républicaine, se dérouleraient-ils, et n’aurait-il même pas besoin d’attendre cinq ans.”
Anéantir est le texte où l’écrivain semble avoir pris très au sérieux son statut de pythie politique, de portraitiste de la société contemporaine française. Étrangement, pas un mot du Covid-19 – même dans cinq ans, en serons-nous débarrassés ? Sans doute pas – et le réchauffement climatique n’est évoqué qu’en une phrase, au sujet du temps qu’il fait.
Un monde en pleine décadence
Raison, Prudence, Juge : en mettant en scène des personnages aux noms de (quasi) vertus cardinales, aux prises avec la politique, la famille et le couple, le projet de Michel Houellebecq semble être d’interroger la possibilité de la morale, de l’acte juste dans une société et à une époque qu’il juge, voire dénonce, comme décadentes (le mot revient souvent, la décadence selon lui ayant commencé dès après la Première Guerre mondiale) et nihilistes. C’est-à-dire inversant tout : quand les mauvaises valeurs sont vues comme les bonnes, et les vraies valeurs sont méprisées.
Par exemple quand, en politique, un animateur télé peut gagner les élections parce que bien coaché par une pro de la com’ ; quand la façon dont une société traite ses anciens dans les Ehpad est indigne – donnant de la valeur à la jeunesse, soit au manque d’expérience, au détriment de la vieillesse, soit de la connaissance et de la sagesse ; enfin, quand une œuvre d’art n’est considérée que lorsqu’elle est aimée par la masse, le nombre. Qu’est-ce que l’être, quand il ne croit pas en Dieu, livré à un monde où plus rien n’est juste, où il serait vain de croire au progrès, où le politique est impuissant (on y reviendra), où la révolution gronde, où la violence peut faire désormais irruption à tout moment ?
Mais où veut-il en venir ?
Par son ambition, aussi bien politique, métaphysique que philosophique, Michel Houellebecq reste bien l’écrivain français le plus stimulant, que l’on soit d’accord avec lui ou pas. Mais sur le plan romanesque, qu’est-ce que ça donne ?
Des personnages parfois si peu incarnés émotionnellement, psychologiquement, qu’on peine à s’y intéresser ; des situations tellement étranges, et si peu expliquées, qu’on peine à les trouver crédibles, surtout au sein de la famille de Paul. Il y a la sœur de Paul, Cécile, femme généreuse, nourricière, cuisinière et croyante, et son mari Hervé ; il y a le jeune frère, Aurélien, et sa “conne” de femme Indy, journaliste de gauche, qui est passée de L’Obs à Marianne, et a choisi la fécondation artificielle pour avoir un enfant noir appelé Godefroy, que toute la famille déteste, et afficher son antiracisme (Michel Houellebecq répète n’être “pas raciste” sans qu’on parvienne à le croire…).
Cécile vote Marine Le Pen, et Hervé, ex du Bloc identitaire, fera appel à certains activistes du Bloc pour kidnapper Édouard Raison de son Ehpad, quand l’Ehpad en question réduit les moyens et les soins dédiés aux vieillards, et s’apprête, en somme, à le laisser mourir. Mais au fait, pourquoi recourir au kidnapping ? On ne comprend pas très bien, mais passons.
C’est finalement Indy, la gauchiste, qui trahira la famille en les dénonçant dans un article. Houellebecq essaie-t-il de nous dire qu’on peut être d’extrême droite et bon ? De gauche et mauvais ? On ne comprend pas toujours où il veut en venir… Qu’on serait au-delà des idéologies, ou qu’il faut les dépasser ? D’ailleurs, que Cécile et Hervé soient d’extrême droite ne semblent poser aucun problème à personne, pas même à Paul ; qui soudain file le parfait amour avec Prudence, comme par magie, après avoir pourtant passé dix ans à faire chambre à part, à ne rien partager.
Enfin, quand un autre personnage, qui leur est proche, se suicide sans crier gare – aucun signe dépressif avant-coureur, un motif qui ne méritait pas un tel passage à l’acte –, on le pleure sur deux pages et puis on l’oublie. Le trauma n’existe pas, ni la psychologie ; Freud en prend d’ailleurs plein son grade en deux phrases. Avouons que s’il ne s’agissait pas d’un roman de Michel Houellebecq, et du livre le plus attendu de la rentrée, on l’aurait assez vite laissé tomber.
Houellebecq sans Houellebecq
Les considérations houellebecquiennes sur l’existence, toujours aiguisées, sont devenues des généralités d’hétéro beauf (souvent sur les femmes), l’humour est absent et les phrases utilitaires, le style plat. On ne va pas lister tout ce qui fait grincer des dents dans le livre, disons juste que c’est comme du Houellebecq mais sans Houellebecq, ou comme un pastiche de Houellebecq, ou encore du Houellebecq tellement allongé, dilué, qu’il en devient insipide.
S’il cite Balzac, Épicure, Pascal, Musset (contre Voltaire et le siècle des Lumières, qui ont mené à la Révolution française et qu’il déteste), et à la fin Le Lambeau de Philippe Lançon, Anéantir ressemble plutôt à un curieux mix de La République de Platon, des théories de Marcel Gauchet et des Corrections de Jonathan Franzen. D’ailleurs, avec sa couverture cartonnée, ses petites illustrations, ses deux pages de remerciements à la fin, très à l’anglo-saxonne, on se demande si l’écrivain n’essaie pas ici de poser en “grantécrivain” américain. Or, c’est Michel qu’on avait envie de lire.
Pour retrouver ce Houellebecq-là, drôle, désenchanté, lucide, écrivain, il faudra attendre la page 593. C’est alors que le roman monte en puissance. Au fond, l’écrivain n’est jamais autant inspiré que quand son personnage est seul. Paul ne l’est jamais vraiment, imbriqué dans un couple, une famille soudée, une société, sauf à la fin, où il se sent dissocié de ses semblables quand la maladie le frappe. Michel est le plus grand héritier des romantiques. Le plus grand romantique de notre temps. Unique refuge et seule vraie valeur : l’amour, le couple (mais attention, hétérosexuel. L’amour homosexuel ne semble pas exister pour lui, ce qui est l’une de ses immenses limites). Le reste, les utopies, les idéologies, les luttes politiques – à quoi bon, semble dire l’écrivain.
La vie, la politique, c’est “ce qui arrive”. Pas, semble-t-il, ce que nous faisons. Les êtres sont pris dans le courant d’une époque qui les emporte tous. “Un homme politique pouvait-il réellement influer sur le cours des choses ? C’était douteux. Les évolutions technologiques le pouvaient, sans aucun doute ; et peut-être aussi, dans une certaine mesure, les rapports de force économiques – encore que Bruno ait quelque peu tendance à considérer l’économie comme un sous-produit de la technologie.” Face à une vie, une vieillesse, une mort technologisées, quel recours a-t-on ? Être deux et s’aimer. Ce qui s’appelle, en langage houellebecquien : la possibilité d’une île.
Anéantir de Michel Houellebecq (Flammarion), 734 p, 26 €. En librairie le 7 janvier.
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