L’avenir de la planète se joue largement en Afrique. A partir de cette hypothèse, une nouvelle génération d’intellectuels et d’artistes fait entendre la voix d’un continent confiant et ouvert au monde. Parmi eux, le philosophe camerounais Achille Mbembe, qui théorise cette “Afrique-Monde” en route vers des horizons élargis.
Pourquoi qualifiez-vous l’Afrique d’aujourd’hui d’“Afrique-Monde” ? Quel est le sens de ce trait d’union qui relie le continent au monde entier ?
Achille Mbembe – Il n’y a presque aucune région du monde qui n’atteste d’une présence africaine ! Les Africains et citoyens de descendance africaine sont disséminés partout dans le monde. L’Afrique a aussi été une destination pour quasiment tous les peuples de la terre. On trouve en Afrique l’ensemble des peuples du monde, et ce depuis très longtemps, cela ne date pas de la colonisation. Nous avons voulu ancrer la réflexion à partir de cette donnée historique fondamentale qui, en conséquence, nous permet de congédier toutes les tentatives qui ont voulu faire croire que l’Afrique était un monde à part. L’Afrique n’est pas un monde à part ; elle est une part essentielle du monde.
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Comment a-t-on pu penser aussi longtemps en Occident que l’Afrique était précisément hors du monde ?
Au fond, c’est une idée récente. Ce n’était pas le cas dans le monde antique. Il suffit de relire les historiens d’alors, comme Hérodote, pour s’en convaincre. Cette idée s’est en fait renforcée au cours du XIXe siècle, à la faveur de la colonisation, théorisée par des penseurs comme Hegel. Hegel, c’est vraiment le théoricien de l’Afrique comme ne faisant pas partie du monde, comme un monde à part, sans histoire propre, un monde déserté par l’Esprit. Cette idéologie coloniale permet de faire valoir la fiction selon laquelle le retour de l’Esprit est le fait de la colonisation.
Ce dont témoigne votre livre Ecrire l’Afrique-Monde, codirigé avec l’économiste sénégalais Felwine Sarr, c’est de l’émergence en Afrique d’une nouvelle génération de penseurs et d’acteurs de la vie culturelle. En quoi l’avènement d’une Afrique nouvelle sera le “grand événement du XXIe siècle”, comme vous l’avancez ?
Les Africains ont longtemps intériorisé le paradigme hégélien. Ils se sont pensés comme essentiellement différents du reste du monde, héritiers de traditions incompatibles avec celles des autres entités humaines. Le nouveau moment est un moment où l’on assiste à l’émergence sur la scène intellectuelle, artistique, culturelle, d’une nouvelle génération, à la fois en Afrique et dans la diaspora, peuplée de gens qui connaissent le monde. Qui circulent et qui, du coup, pensent l’Afrique différemment. On le voit dans les pratiques artistiques, littéraires, dans le cinéma, la musique, le sport… On est dans un moment de très grande créativité. On voulait capter ces énergies et leur donner voix.
Vous dites qu’“il n’y aura d’Afrique que créée”. Qu’est-ce que cela signifie de penser la création de l’Afrique ?
D’un point de vue objectif, on peut décrire l’importante révolution démographique en cours, qui fera que dans cinquante ans une grande partie de l’humanité vivra en Afrique, alors que le monde occidental poursuivra son vieillissement. Il faut donner sens à ces mouvements, à ces grands déplacements sociologiques. Penser cette Afrique qui se crée, c’est prendre à bras-le-corps ces processus objectifs et les interpréter d’une manière qui les affirme, qui les relance et suscite l’intérêt des forces sociales chargées de transformer nos sociétés.
Qu’est-ce qui relie entre eux les auteurs des Ateliers de la pensée de Dakar, que vous avez organisés en octobre 2016, par-delà leurs horizons nationaux et la diversité de leurs disciplines (philosophie, économie, sociologie, littérature…) ?
C’est le souci de l’Afrique et le souci du monde. Il n’y a pas de souci de l’Afrique qui soit séparable du souci du monde. C’est cela la communauté d’idées que partagent les auteurs, dont beaucoup sont des jeunes.
A propos des jeunes, quels discours attendent aujourd’hui les nouvelles générations ?
Il existe une attente colossale sur des questions-clés. Pourquoi on en est là ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Où trouver les ressources culturelles, économiques, symboliques, intellectuelles, susceptibles de nous aider à redevenir notre centre propre ? Les ressources susceptibles d’aider le continent à se hisser à hauteur du reste du monde. Quelles forces sociales pourraient accompagner un tel mouvement ? Il y a une énorme attente par rapport à toutes ces questions. Nous sommes aujourd’hui confrontés à ce moment d’attente, dans le monde entier. Comprendre ce qui se passe, mais aussi expérimenter de nouvelles voies politiques.
Plusieurs concepts politiques fédérateurs se sont succédé ces dernières décennies : “la négritude”, “le panafricanisme”, “l’afropolitanisme”, “l’en-commun”… En quoi l’idée de “l’Afrique-Monde” prolonge-t-elle cette histoire des catégories mobilisatrices ?
Cette idée d’Afrique-Monde n’est pas la même que celle de la négritude. Elle va au-delà. Le concept de négritude a une dimension trop identitaire. C’est une poétique de la race. En dépit de ce que Césaire et Senghor disent, elle se construit sur l’idée d’une différence essentielle. Le panafricanisme, lui, est un concept très politique, mais pas assez philosophique. Il manque d’épaisseur philosophique et esthétique, alors que la négritude a un trop-plein d’esthétique et pas assez de politique.
A partir de là, il y avait donc un vide pour décrire le moment contemporain. Le concept d’Afrique-Monde permet de dépasser les catégories de négritude et de panafricanisme. Et de reconnaître enfin la mondanité du continent et l’africanité du monde comme un tout inséparable. Dans un contexte où le futur de la planète risque de se jouer sur le continent.
En quoi la question des frontières vous semble-t-elle un enjeu central de l’héritage colonial ?
C’est essentiel de revenir sur cet héritage. Les cultures et les sociétés africaines dans le temps long se sont construites sur la base de la circulation et du mouvement, pas du tout sur la base des territoires. C’est le mouvement qui crée l’espace, ce n’est pas l’espace qui crée le mouvement. Cela a toujours été le cas, avant la traite des esclaves et la colonisation. Le mouvement, la mobilité, la circulation, c’est cela le facteur principal qui crée les Etats et favorise le commerce.
Le moment colonial, c’est le moment au cours duquel ces dynamiques sont mises au ban. La colonisation cherche à créer des territoires distincts, avec des frontières, permettant le contrôle des ressources et des populations, la régulation de leur mobilité et la construction des formes de souveraineté typiques des Etats-Nations. Or, le prix payé par les Africains pour la continuation de ces frontières s’avère désormais excessif. L’Afrique est doublement pénalisée ! Il y a très peu de parties du monde contemporain où les Africains sont les bienvenus. Il suffit de voir comment ils sont traités dans les aéroports, aux frontières. Personne ne veut d’eux. Citez-moi un seul pays où les Africains sont les bienvenus ! Il n’y en a pas.
En même temps, le continent est parsemé de multiples frontières internes qui obèrent les capacités de circulation et de mouvement. On ne peut pas continuer à faire comme s’il s’agissait d’une immense prison à ciel ouvert alors que le continent va atteindre les deux milliards d’habitants dans moins de cinquante ans. Il faut ouvrir le continent à lui-même et le transformer en un grand espace de circulation. Cela suppose l’abolition des frontières issues de la décolonisation. Il faut réfléchir à la manière d’y parvenir.
Quels sont au fond les obstacles principaux au développement du continent ?
Le premier obstacle, c’est à mon avis la balkanisation, l’existence d’un trop-plein de frontières internes qui empêche que des flux économiques transcontinentaux se mettent en place. Le développement économique repose aujourd’hui sur la vitesse, ressource principale de la constitution des richesses. Il faut libérer le continent pour que cette accélération puisse se faire. Pour qu’elle se fasse, il n’y a pas d’autre choix que de poser en termes neufs la question des frontières. Il faut que les gens puissent bouger, qu’émergent des universités régionales. C’est seulement en circulant et en élargissant les possibilités de mouvement que nous nous en sortirons.
Le dernier film de Raoul Peck, I Am Not Your Negro, met en lumière la centralité du racisme dans la culture contemporaine américaine, à partir des écrits de James Baldwin. Pensez-vous que le racisme à l’égard des Africains reste fort aujourd’hui ?
C’est important de redécouvrir James Baldwin, l’un des penseurs africains-américains les plus importants du XXe siècle. Le racisme revient partout, oui. On assiste à la convergence de deux formes de racisme : un racisme archaïque, brutal, anatomique, relayé par un nano-racisme propulsé par les technologies digitales.
Le concept d’Afrique-Monde peut-il proliférer, à votre avis ?
Le travail collectif va continuer. Un film va être projeté à Avignon cet été. Le but de ces Ateliers de la pensée de Dakar, de cette plate-forme, est aussi de renouveler le dialogue afro-français. Dans les années qui viennent, nous allons discuter avec des intellectuels français, car il y a des choses à discuter. Comme avec Patrick Boucheron, dont L’Histoire mondiale de la France se rapproche de notre travail. Il existe aussi une “France-Monde”. On veut penser ensemble.
Ecrire l’Afrique-Monde sous la direction d’Achille Mbembe et Felwine Sarr, Les Ateliers de la pensée (Philippe Rey/Jimsaan), 396 pages, 20 €
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