Autant d’amour que de haine : voilà ce qu’attire le phénomène Houellebecq. L’année 2010 marque un tournant avec “La Carte et le Territoire”, roman noir et drôle, qui fait l’unanimité et confirme son auteur en grand témoin de son temps.
En 2010, Michel Houellebecq obtenait le Prix Goncourt pour La Carte et le Territoire. Il aurait dû obtenir le prix Goncourt pour La Possibilité d’une île, l’un de ses plus beaux romans, en 2005. Mais c’était le moment où Michel Houellebecq semblait sulfureux, et était devenu, injustement, l’écrivain que tout le monde trouvait chic de détester (tout en étant fasciné·es par lui).
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La Carte et le Territoire fut le roman de la réconciliation – pas de polémique, rien qui fâche dans ce beau texte crépusculaire qui mettait en scène un artiste, Jed Martin, qui reproduit des images du monde, et un écrivain solitaire et reclus, Michel Houellebecq himself qui au fond fait de même en littérature. Un autoportrait à la fois hilarant et triste. Est-ce cela qui a touché les critiques et les jurés du Goncourt ? Le roman, au passage, abordait la fin du savoir-faire artisanal, la fin de l’art aussi d’une certaine façon, valeurs au centre d’une civilisation en train de péricliter.
Le soir du Goncourt, sa maison d’édition, Flammarion, avait organisé un dîner au restaurant La Méditerranée. Puis un petit groupe avait emmené Michel Houellebecq en boîte de nuit, où après quelques verres, il s’était profondément endormi, épuisé et heureux. Voici l’entretien qu’il nous donnait à l’occasion de La Carte et le Territoire.
“Vous savez, ce sont les journalistes qui m’ont fait la réputation d’un ivrogne : ce qui est curieux, c’est qu’aucun d’entre eux n’a jamais réalisé que si je buvais beaucoup en leur présence, c’était uniquement pour les supporter”, déclare Michel Houellebecq personnage dans le roman de Michel Houellebecq écrivain. C’est donc avec une bouteille de champagne que l’on va au rendez-vous, non seulement pour lui rendre l’exercice de l’interview supportable, mais surtout pour fêter La Carte et le Territoire. “C’est gentil mais j’en avais déjà acheté une. On boira les deux.”
Ce que nous fîmes, dans une chambre de l’hôtel Citadines, XIIIe arrondissement de Paris, quartier qu’affectionne Houellebecq et où vit son personnage principal, le plasticien Jed Martin. Le temps s’est brusquement étiré : Houellebecq parle lentement, ponctuant chaque phrase de longs silences, et finit par nous faire écouter, alors que la nuit est tombée, ses morceaux favoris sur son ordinateur. On y entend aussi bien Franz Liszt que Lou Reed et tous les Michel du monde, de Sardou à Delpech, qu’il défend avec ardeur.
Un entretien avec Michel Houellebecq n’est pas anodin : c’est un pur moment houellebecquien. L’écrivain reste l’un des rares à avoir généré un adjectif, à avoir inventer un poncif : une esthétique légèrement triste, profondément quotidienne, presque excentrique à force d’ordinaire, qu’il ne réserve pas seulement à son univers romanesque. Ce jour-là, la chambre, terne à se défenestrer, est en désordre, le lit mal fait, le pyjama jeté en boule dans un coin, les brosses à dents électriques en charge sous la table.
D’un naturel désarmant, Houellebecq s’en fout. Chemise Yves Saint Laurent froissée, cigarette toujours mâchée au coin des lèvres, il a pourtant changé : le corps amaigri, les traits creusés, les yeux délavés de celui que la vie aurait trop malmené, bien davantage que ne le laisserait présumer son âge, 52 ans. Comme si ce grand livre qu’est La Carte et le Territoire lui avait pompé une large part de sa substance vitale – comme si pour tout grand livre, il y avait un prix physique à payer pour l’écrivain.
On se souvient alors de ce qu’il nous avait confié deux ans plus tôt lors d’un précédent entretien dans une autre chambre d’un hôtel Citadines du XIIIe, alors qu’il sortait d’une période de traitement médiatique d’une violence insupportable : “J’ai besoin qu’on m’aime. Toutes les critiques violentes que je subis représentent un réel danger intime, celui de me pousser dans une tendance que j’ai : un retranchement dans la misanthropie à l’image de mon père. J’ai peur de devenir comme lui, j’ai peur d’une transmission quasi génétique.”
Seul grand phénomène des lettres françaises, seul auteur à avoir su révéler notre monde avec autant d’acuité et de sensibilité, seul écrivain à jouir d’un succès international d’une telle ampleur, Houellebecq a payé le prix fort : adulé comme une rockstar mais aussi haï, moqué, traîné dans la boue comme une idole trop fragile.
Fatigué mais imbattable, il revient avec son plus grand roman, bilan du monde et d’une vie, labyrinthe métaphysique, roman total, roman noir, roman drôle mais roman différent. En écrivant l’ascension sociale d’un plasticien, en s’intégrant lui-même dans le roman, en le faisant basculer dans une enquête avec inspecteur, Houellebecq s’est adouci. Il ne laisse aucune prise à la polémique et, en entretien, s’avère aussi retenu que dans ce texte tout en subtilité. Ceux qui attendent des déclarations chocs comme “l’islam est la religion la plus conne” passeront leur chemin : refus de commenter l’actualité (dont l’affaire Bettencourt), injonction off the record quand il livre des confidences sur sa mère ou son divorce. Il veut juste parler de littérature car il n’y a au fond plus que cela qui compte pour cet écrivain essentiel.
Après une troisième bouteille au restaurant, de vin cette fois, il s’endort sur la table au moment du café. Il ne me reste plus qu’à appeler un taxi, le réveiller doucement, le prendre par les épaules, découvrant une fragilité de petit oiseau, le ramener à son hôtel comme un enfant perdu. Devant les Citadines, nous fumons une dernière cigarette : “L’alcool, c’est quand j’étais jeune. Je suis vieux maintenant et je sens que je n’en ai plus pour très longtemps. Ce livre sera peut-être mon dernier. La Carte et le Territoire, c’est aussi un roman sur ça, la vieillesse, la fin.”
Il y a deux ans, tu voulais écrire sur le tourisme. Comment as-tu abouti à La Carte et le Territoire ?
J’ai acheté un appartement en Espagne, à Almería. En m’y rendant en voiture depuis l’Irlande, où je vis, j’ai réalisé en regardant la carte qu’il y avait une multitude de possibilités, qui passent toutes par la France. J’ai alors visité le pays comme un touriste et je me suis aperçu que la France, c’est vraiment bien. Pour un Français, ça se discute, mais pour un touriste… Je savais que la France était la première destination touristique mondiale, mais je ne l’avais jamais expérimenté. J’ai découvert tous ces trucs bien organisés, comme les hôtels de charme, et je me suis rendu compte que les Français sont très bons en tourisme. En fait, ils sont doués pour servir. Je dis ça sérieusement : la France est le pays le plus doué pour servir que je connaisse, avec la Thaïlande. Pourquoi ? Chercher à comprendre, ça devient vite de la psychologie, or j’aime m’arrêter à la sociologie.
De tous tes romans, celui-ci a la construction la plus complexe. As-tu eu besoin d’une sorte de carte pour disposer ces différents territoires narratifs dans ton récit ?
J’écris par ramifications, sur plusieurs blocs, à la main. Certains blocs contiennent des ajouts pour compléter les chapitres du livre. Parfois, il faut bouger des éléments pour que la construction tienne, rajouter de petits paragraphes temporels. Je me lance dans l’écriture avec pas grand-chose, car au fond, ce qui joue chez moi un rôle dominant et que j’ai du mal à ne pas laisser prendre le dessus, ce sont les personnages. Par exemple, j’ai fait un gros effort pour empêcher Olga, la fiancée de Jed, de prendre trop d’importance. Elle avait un fort potentiel, alors je l’ai renvoyée en Russie. Elle risquait de me sortir de l’un des sujets les plus importants du livre : qu’est-ce qu’être artiste. J’ai préféré choisir un artiste plutôt qu’un écrivain comme personnage principal : l’art a acquis une telle liberté depuis quelque temps, tu peux faire de la peinture, de la sculpture, du son, des performances, des trucs qui ne s’apparentent à rien, alors que le roman est plus cadré et se nourrit de personnages. Je ne vois pas comment réussir un livre autrement. Cette liberté totale peut être source de panique pour l’artiste, qui aura besoin d’un discours pour expliquer son travail. Voilà pourquoi Jed demande à Michel Houellebecq d’écrire l’introduction du catalogue de son exposition.
Toi-même, tu as écrit le catalogue de celle de Jeff Koons à Versailles. Quels sont tes rapports avec l’art contemporain ?
C’était un entretien entre Koons et moi qui a servi d’introduction à son catalogue. J’ai été fasciné par Koons, un individu très mobile. Je me disais en l’observant qu’il serait plus facile à peindre qu’à photographier – dans le livre, j’ai eu l’idée du tableau de Jed, Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art. J’aime bien les gens de l’art contemporain. Je vais souvent voir des expositions, même si je ne me souviens jamais des noms des artistes. Ça m’intéresse beaucoup alors que je ne vais jamais au cinéma. J’aime bien la situation de panique dans laquelle se retrouvent parfois les gens de l’art. L’argent s’impose comme la conséquence de leur liberté et de leur absence de discours : dans cette situation d’extrême liberté, il arrive que le dénominateur le plus simple devienne l’argent.
À quel moment as-tu eu envie de faire de toi un personnage ?
Le vrai point de départ du livre, c’était la relation entre Jed et son père. Puis, très vite, j’ai eu envie de figurer dans le roman. C’est facile et amusant de se caricaturer. J’avais déjà lu des livres où j’étais un peu personnage et je trouvais facile de faire mieux. Il y a eu un livre de Pierre Mérot par exemple, que je trouve très mauvais (Arkansas – ndlr)… Le seul assez réussi, c’est Vers chez les Blancs de Philippe Djian, où je représente le “jeune écrivain”. La chose la plus difficile quand on écrit sur soi, c’est qu’on se sent pris d’une espèce de vertige masochiste, qu’on a envie de se charger, de se montrer en train d’avaler de la charcuterie et de regarder des dessins animés à la chaîne. Là où je suis content de moi, c’est que j’ai réussi à rendre mon enterrement touchant. J’ai décidé de me faire disparaître car je devenais trop sérieux, trop attachant, trop présent…
En somme, ton principal souci, c’est la gestion de tes personnages ?
Je ne les contrôle pas très bien. Aucun écrivain ne contrôle vraiment ses personnages. Dans le livre, Jed va voir Michel Houellebecq à la campagne. A partir de là, j’ai senti que mon personnage devenait envahissant. Leur relation devient trop forte, je voulais qu’on en revienne à celle de Jed et son père. Tuer Houellebecq était donc une bonne solution… En revanche, je n’aurais jamais fait de moi un personnage principal : je me trouve intéressant mais pas à ce point. Cela dit, j’adore les Confessions de Rousseau, qui trouve que tout ce qui lui arrive est super-intéressant. Moi, non. J’ai des côtés pittoresques mais je ne suis pas complètement passionnant…
Depuis Extension du domaine de la lutte, et surtout Les Particules élémentaires, tu t’es toujours servi de ta vie pour penser et théoriser le monde, la société. Par exemple, tu as stigmatisé Mai 68 et le mal que cela avait fait aux générations suivantes, parce que, enfant, tu as été abandonné à ta grand-mère par ta mère qui était alors hippie… et tu as abouti à la misère sexuelle de l’homme contemporain.
Le romancier idéal n’a pas besoin que tout se rattache à lui. Moi, j’en ai un peu besoin. Pas tant que ça mais un peu quand même. C’est une faiblesse parce que ça me limite. Par exemple, dans La Carte et le Territoire, on trouve un personnage furtif, la troisième fortune mondiale : j’aimerais connaître mieux ces gens. A ce niveau de richesse, tu dois forcément avoir une autre vision du monde. J’aimerais aussi comprendre davantage la vie des SDF. Comme je ne connais pas tout ça, je m’en tiens à des personnages et des situations où je peux projeter un peu de moi. Voilà pourquoi Balzac était meilleur que moi : il ne se limitait pas.
Ton projet serait de peindre la société, comme Balzac ?
J’admire les gens qui y arrivent, mais je ne sais pas clairement quel était mon projet sur ce livre. J’étais très à l’aise avec le personnage d’Olga car j’ai plus de facilité avec les personnages féminins. Je situais bien aussi le père de Jed. En revanche, j’avais du mal avec la police et j’ai eu besoin d’aller passer plusieurs jours quai des Orfèvres pour les observer. Ça a été très marquant : un peu comme quand on part en voyage dans un pays lointain et que les impressions sont très fortes. En fait, mon projet se voulait avant tout formel : j’ai vraiment essayé d’être fluide et harmonieux, ce qui n’est pas du tout ma tendance naturelle. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que ce soit la tendance naturelle de qui que ce soit. J’admire beaucoup Conrad pour cela et j’ai relu ses livres pour écrire le mien. Virginia Woolf disait de lui : “Cet homme ne peut pas écrire une phrase laide.” J’ai lu quelque chose sur lui dans une notice biographique qui m’a beaucoup aidé : il avait des crises nerveuses terribles. J’ai compris que c’était le prix à payer pour faire un livre harmonieux. En écrivant La Carte et le Territoire, j’avais moi-même des crises. Finalement, il est plus sain d’écrire comme Dostoïevski ou Victor Hugo, qui font des tartines interminables, qui ne se privent de rien, que d’écrire en se retenant constamment comme Conrad ou Flaubert. D’habitude je suis plus âpre, mais là j’avais envie de douceur, ce qui me semble plus agréable pour le lecteur. La question la plus importante en écriture, c’est le travail supposé du lecteur. Tantôt tu changes de cap brutalement et tu te dis que le lecteur comblera les vides ; tantôt tu l’accompagnes, tu l’enveloppes… Là, j’ai choisi de l’accompagner. Sans raison esthétique, juste pour me prouver que j’étais capable de le faire.
Pourquoi as-tu eu envie d’écrire sur la relation entre un père et son fils ? En écho à ta relation avec le tien ?
J’ai parlé de mon père pour la première fois dans mon livre de correspondance avec Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics. J’avais envie de revenir sur cette relation qui représente pour moi l’essentiel du livre. C’était important de parler de mon père : je découvrais chez moi ses propres caractéristiques, en particulier le grand bonheur à passer des heures en voiture sur une autoroute. Mon père a fini par s’acheter un camping-car pour ne plus avoir à sortir de l’autoroute pour dormir. J’ai senti que cela me gagnait, et du coup ça a réactivé un truc qui m’avait jusque-là peu marqué dans ma carrière littéraire mais qui m’impressionnait quand j’étais jeune : le destin. Dans le livre, Jed, quoi qu’il fasse, finit par ne plus s’intéresser qu’au travail, comme son père, même s’il a pleinement conscience que celui-ci a raté sa vie. C’est un thème fondamental de la tragédie grecque : on tombe fatalement dans ce qu’on a voulu fuir, quels que soient les efforts pour l’éviter. Le destin est une idée très déplaisante, effrayante même, mais forte car elle a une part de justesse.
D’où le fait que Jed rate son histoire d’amour avec Olga ?
C’est un passage fondamental du livre. Il la quitte au petit matin alors qu’il n’a aucune raison valable de partir. Je voulais particulièrement réussir ces pages, le moment où le destin de solitude gagne, mais sans aucune explication psychologique valable. J’écris en grande partie pour rendre compte de ce genre de moments où l’on ne fait pas ce que l’on devrait faire. C’est ce qui me donne le plus de travail et le plus de troubles : ce basculement mystérieux vers un destin individuel. Ces moments sont rares – comme dans Les Particules élémentaires, la réaction de Bruno face à la maladie de Christiane. Je les veux non justifiables, sans explication quelle qu’elle soit, même si je viens de les théoriser sous forme de destin.
Dans cette idée de répétition, on pourrait aussi voir une névrose, quelque chose du ressort de la psychanalyse.
Tu dis cela car tu es de ton temps. Il y a trois mille ans, le terme de destin n’aurait posé aucun problème, alors qu’aujourd’hui il faut trouver des explications relatives à l’humain. On ne croit plus à cette idée terrifiante qu’il y a des dieux qui s’amusent, dont nous sommes les jouets. Eschylle, que j’ai beaucoup lu à 12 ans et qui m’a marqué, croyait sérieusement que des dieux se divertissaient devant nos convulsions. Quand on réalise qu’on se comporte comme son père malgré soi, cela participe d’un destin, dû à la génétique. Car oui, je vois plutôt les choses du côté de la génétique que de la psychologie. Cela me semble plus conforme à l’idée antique de destin puisque cela interdit d’emblée toute solution. Avec la psychanalyse, il y a l’idée d’une ouverture possible. Là, non.
Tu as décrit ton père comme un misanthrope, tu te montres toi-même de cette façon dans ton roman. Qu’est-ce qui, dans ton rapport avec lui, t’a mené à écrire ? L’écriture participait-elle de ton destin ?
L’écriture manifeste peut-être une forme de liberté par rapport au destin. Mon père était bizarre. Avec le recul, ce qui me frappe le plus chez lui, c’est une espèce d’arrogance. Il venait d’un milieu pauvre et quand des gens riches l’invitaient, il avait l’impression de leur faire un honneur en allant les voir. J’ai certainement hérité de cette forte arrogance, de cet orgueil. Je le voyais peu. Mais il m’a dit qu’il était content de moi. Quelque chose m’a vraiment frappé dans ma jeunesse : sa réticence physique à se mêler à un groupe. Et encore, le mot réticence s’avère faible, je parlerais plutôt de répulsion. J’ai certainement hérité de ça. Beaucoup de choses ont évolué dans les siècles précédents, mais pas le rapport à la vie sociale. On lit Molière ou Saint-Simon, et c’est d’une actualité foudroyante : la microsociologie n’a pas bougé. Depuis longtemps je le sentais arriver, mais c’est pendant ma correspondance avec BHL que j’ai pris conscience du danger imminent de basculer dans cette misanthropie. Dans La Carte…, j’ai beaucoup exagéré, ça m’arrive souvent. J’ai fait du père de Jed un être irréprochable professionnellement. Les relations humaines sont inquiétantes, pas le travail. On sait quand on fait bien. Et la pensée qu’on fait son travail de son mieux – ça vaut aussi pour moi en tant qu’auteur – est une pensée bien réconfortante…
C’est ton roman le plus mélancolique…
A cause du rapport père-fils. L’incompétence sentimentale de mes personnages masculins se retrouve dans tous mes livres. L’amour est le seul luxe et reste un phénomène très bizarre, surtout dans le cas des femmes. Les hommes sont plus objectifs : ils aiment la beauté, les qualités physiques. Les femmes portent un regard plus passionné. Après une rencontre, l’amour chez l’homme devient une habitude, une dépendance très forte, très puissante. D’ailleurs, un homme ne survit pas à la mort de sa femme, il n’arrive tout simplement plus à vivre sans car la vie est trop compliquée, ça le fait chier. Ça n’a rien à voir avec le sentimentalisme.
Tu parles peu du rapport avec la mère. Il y a deux ans, la tienne a écrit un livre, des journalistes très sérieux sont allés l’interviewer et ont publié ses propos très durs à ton égard. Comment l’as-tu vécu ?
Très mal. Cette affaire avec ma mère a été extrêmement violente. Dans ces moments-là, on se dit : si j’avais su que c’était le prix à payer, j’aurais tout fait pour rester inconnu. On a juste envie de disparaître et que personne ne parle plus jamais de vous. Au fond, mes rapports avec ma mère n’étaient pas si mauvais… Ce qui s’est passé alors est intégralement de la faute des médias. Elle, dans un sens, elle était sympathique, elle n’avait pas l’instinct maternel – ça, on n’y peut rien –, mais elle a quand même pris la bonne décision en me confiant à mes grands-parents. Elle avait un côté assez cool. Enfin, je l’aimais bien…
Cet épisode a participé d’un lynchage médiatique dont tu as été victime depuis la sortie de La Possibilité d’une île. Comment expliques-tu autant de haine à ce moment-là ?
De plusieurs façons. La première est mesquine car microsociologique, mais c’est probablement la plus importante. Les gens connus vers la fin des années 1990, comme Despentes, Ravalec ou moi-même, ont fait une grave erreur stratégique en ne prenant pas de positions de pouvoir : pas de chronique dans un journal, pas de direction de collection dans une maison d’édition, ce qui fait qu’ils sont devenus des cibles faciles. Je me souviens de ces années, quand Les Inrocks sont passés hebdomadaire, les gens semblaient terrorisés : c’était tellement meilleur et de façon tellement visible… Comme le dit le personnage de l’inspecteur dans mon livre, c’est un milieu ordinaire avec ses jalousies et ses rivalités ordinaires. L’autre raison, c’est que je suis libre, et c’est assez rare. Ça peut énerver. Enfin, il se peut que l’explication sociologique que je donne des êtres soit trop violente pour être acceptable. Mais je crois que la raison fondamentale est la plus mesquine : l’absence de pouvoir effectif.
As-tu alors envisagé d’arrêter d’écrire ?
Ce qui pourrait m’y amener, ce sont des choses plus fondamentales, comme par exemple l’impression de radoter. Beaucoup d’auteurs que j’admire radotent : chez Dostoïevski, je tombe souvent sur des passages que j’ai l’impression d’avoir déjà lus. C’est déprimant à dire, mais les auteurs qui ne radotent pas sont ceux qui meurent jeunes. Dans La Carte…, je pense que j’y échappe, mais ça n’a pas été facile : plus le livre est gros, plus il devient difficile de ne pas se répéter. Il peut s’agir d’un mot assez rare pour lequel on a une affection irraisonnée ou d’une idée.
Dans quel état étais-tu en écrivant La Carte… ?
J’avais froid. J’avais des problèmes de chauffage – d’où l’importance du chauffe-eau dans les premières pages. Et puis j’étais triste. Sans doute parce que je pensais beaucoup au caractère irrémédiable de la vieillesse. Tristesse et froid physique. Mais ça permet aussi d’être drôle, même si mélancolique.
Tu constates dans ce livre la disparition du monde tel que nous l’avons connu…
J’ai observé en France une chose très bizarre : on procède comme si on était de toute éternité, et en quelque sorte de droit divin, un pays riche. C’est faux et le capitalisme ne fonctionne pas ainsi. Les médias donnent une image fallacieuse de la Chine car ils s’intéressent à sa modernité, or la Chine actuelle ressemble à la France des Trente Glorieuses. Sa puissance économique n’en est qu’à ses débuts et il me paraît évident qu’ils vont gagner et que les emplois industriels vont disparaître en Europe. Il serait temps qu’on se déprenne de l’idée qu’on est un pays riche, car cette notion va de moins en moins correspondre à la réalité. En France, à l’heure actuelle, il y a de plus en plus de touristes chinois. Le luxe, c’est de se marier dans un château de la Loire, et le top, c’est qu’Alain Delon vienne vous serrer la main. Car oui, il paraît qu’on peut louer Alain Delon…
Finalement, tu en reviens au tourisme…
La France a une image de pays chic à vendre. Va-t-elle se conformer à ce que le touriste attend d’elle ? Il n’y a pas d’autre issue. Jean-Pierre Pernaut, un sommet dans mon livre, est un symptôme fort de ce schéma. Pernaut, c’est un projet économique (il prend l’accent patois) : “Le terroir ça vaut cher. Faut le vendre aux étrangers.” C’est un génie, il avait prophétisé cela dès la fin des années 1980. L’idée qui sous-tend la transformation finale de la France que je décris à la fin de mon livre, c’est que des gens vont se mettre à donner aux touristes ce qu’ils veulent. Et après tout, si ce que les autres attendent de vous vous plaît, autant le devenir…
On peut lire La Carte et le Territoire comme un livre sur la mondialisation. On peut aussi le lire comme un autoportrait.
Pas tout à fait. Par exemple, Jed ne se confond pas avec moi car son rapport avec son père n’est pas identique au mien. Il faut toujours mettre une petite louche de soi au départ dans tous ses personnages. Après, ça diverge. C’est même le cas avec le personnage Houellebecq : le contenu de sa bibliothèque n’est pas le même que la mienne. C’est ce qu’il faut savoir de plus important sur l’écriture d’un roman : on met des trucs au départ, et après ça diverge. Je l’ai compris peu à peu. Je pensais qu’on pouvait contrôler des personnages, mais non. Peut-être qu’on le peut mais ça ne donne pas des livres intéressants. Ecrire, c’est comme faire une expérience où tu nourrirais des parasites, des créatures dans ton cerveau où tu les laisses se développer. Au départ, une dose de soi leur assure une bonne viabilité, mais après il faut les laisser vivre… ou les supprimer s’ils prennent le dessus. Les personnages sont des vampires, ils veulent absolument exister.
L’argent est un élément central du livre…
Parce que l’argent, c’est amusant, on n’y comprend rien. Ce qui m’a intéressé, ce sont ces gens issus de classes populaires qui ont soudain de l’argent et ont peur de le perdre. J’ai gagné beaucoup d’argent au moment des Particules élémentaires. Je l’ai d’abord vécu comme une libération, puis on se dit qu’un truc va merder et qu’on va se retrouver sans rien. Mon père a eu beaucoup d’argent : à une époque où ça ne valait rien, il a acheté des tas de terrains à Val-d’Isère. Il disait souvent : je finirai dans la misère comme j’ai commencé. Et il a perdu beaucoup d’argent. Encore une fois, on n’échappe pas à son destin. Moi-même, je me suis arrangé pour perdre ce que j’avais gagné.
Tu aimes faire intervenir des personnes réelles dans tes romans. Dans La Possibilité d’une île, on trouvait Karl Lagerfeld, Mick Jagger, Philippe Sollers. Ici, en plus de Jean-Pierre Pernaut ou de Patrick Le Lay, Frédéric Beigbeder fait un passage important. Pourquoi ?
J’aime bien Frédéric. Il dit une chose très profonde sur l’amour à Jed et je l’imagine très bien la dire. Cette phrase, c’est son sommet. On pourra s’étonner qu’il manifeste une sagesse surprenante, mais les noctambules vieillissent aussi et c’est vraiment lui qui m’a inspiré ce passage. Je vois bien Frédéric mourir entouré de l’affection des siens.
Te considères-tu comme un écrivain réaliste ?
J’ai voulu aller à Zurich pour écrire la scène d’euthanasie du père, qui y est située, et finalement j’ai tout annulé car je me suis dit que si la réalité se montrait inférieure à ce que j’avais commencé à imaginer, ça me gênerait. Voilà qui en dit long sur mon rapport au réalisme ! J’aime bien avoir des éléments de réalité mais ce n’est pas fondamental, tout au plus une aide. Mais si ce que j’écris me semble mieux, je laisse tomber la réalité.
Pas de scène de sexe dans La Carte et le Territoire. Était-ce une décision ?
J’ai eu une expérience pénible avec le personnage de Valérie dans Plateforme, qui est très sexuel et bouffe complètement le livre. J’ai tout de suite senti le danger avec Olga, donc j’ai limité. Il ne faut pas imaginer le processus de l’écriture comme quelque chose de calme où on poserait ses personnages à telle ou telle place. Dans l’écriture, on se bat contre eux, sans même parler de l’aspect formel, le plus difficile. Dans Plateforme, j’ai laissé Valérie dominer, et c’est pourquoi ce roman m’énerve, même s’il a des qualités. Ce pour quoi on pourrait me louer pour La Carte…, c’est cette fluidité qui consiste à juxtaposer des éléments très différents. Par exemple, si je racontais notre entretien, il y aurait ce qu’on voit dans la pièce, ce que je vois par la fenêtre, ce que je pense, ce que je ressens, et il me faudrait mélanger tout ça pour reconstituer la perception globale d’un moment par un être vivant. C’est cela le plus dur. Mes romans ne partent pas de la société mais d’abord des personnes, des personnages, de phénomènes humains que je veux retranscrire. Au fond, quand on m’interroge, j’ai plus tendance à les expliciter en termes sociologiques que psychologiques.
Pourquoi ?
Peut-être est-ce dû à une certaine méchanceté chez moi, parce que le sociologique, c’est plus cruel.
Referas-tu du cinéma, de la poésie ?
La poésie, je garde ça pour mes vieux jours. Le cinéma, non. Trop de mensonges. Pour le moment, je lis, je viens de découvrir Somerset Maugham. J’aime énormément lire.
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