La cour de justice européenne rend légal le blocage du site The Pirate Bay. C’est une nouvelle défaite judiciaire pour la figure de proue du téléchargement en ligne. S’il est peu probable que cela l’impacte, la décision pourrait menacer d’autres plateformes.
“La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents.” Le psychiatre français Boris Cyrulnik ne croyait pas si bien dire pour The Pirate Bay. Dans ce site de téléchargement, les torrents sont tout autre chose : ce sont ces fichiers répertoriés qui permettent ensuite de télécharger des films ou des albums, y compris les plus récents.
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De quoi faire enrager l’industrie culturelle. Avec les procès, la plateforme est devenu le symbole d’un internet neutre et libre, lié à la culture politique d’une démocratie 2.0. Et depuis sa création en 2003, The Pirate Bay né en Suède est resté le premier, sinon le deuxième, site de téléchargement le plus utilisé, contre vents et marées.
Le 14 juin, il a connu un nouveau revers : la cour de justice européenne a rendu légal le blocage de la baie des pirates. Une menace sérieuse ? Rien n’est moins sûr, même si la cour a démonté la défense du site.
#CJ : la fourniture et gestion d’une plateforme de partage en ligne d’œuvres protégées peut violer le droit d’auteur https://t.co/UeM26xQwOs
— Cour de justice UE (@CourUEPresse) 14 juin 2017
Des blocages inefficaces
Les tribunaux européens pourraient désormais ordonner aux fournisseurs d’accès internet (FAI) de bloquer le site et ses différentes adresses IP. Mais c’est loin d’être un stratagème nouveau. En 2015, l’un des premiers noms de domaine du site, “thepiratebay.se”, était saisi par l’état suédois. En France, depuis 2014, les quatre principaux FAI (Orange, SFR, Free et Bouygues Telecom) doivent bloquer l’accès à plusieurs noms de domaines de la plateforme. L’Autriche, la Belgique, la Finlande et l’Italie ont mis en place des régulations similaires.
Un des modérateurs de Pirate Bay, plc365, explique au média spécialisé TorrentFreak qu’il est assez facile de contourner ces blocages, grâce à un proxy : un site qui sert d’intermédiaire pour accéder à des pages interdites dans certains pays :
“Peu importe l’arrêt, en réalité rien de signifiant ne va changer. Peut-être que davantage de FAI bloqueront The Pirate Bay. Alors de plus en plus de personnes utiliseront un proxy parmi les centaines existants, et encore plus de nouveaux proxy seront créés en conséquence”
Les pirates ont souvent gardé un train d’avance sur les tribunaux en multipliant les sites miroirs ou les noms de domaine. Au fil du temps The Pirate Bay a troqué son « .se » suédois pour des extensions d’autres pays : « .gd », « .vg », « .mn », « .la »… Aujourd’hui, les occurrences historiques du site, « .se » et « .org », sont toujours accessibles en France en passant par un proxy.
The Pirate Bay poussé à la clandestinité
Thiébaut Devergranne relativise. Docteur en droit spécialiste des nouvelles technologies, il souligne les contraintes techniques que présente le téléchargement illégal : « Passer par un proxy, acheter un VPN [un logiciel permettant de modifier son adresse IP]… Ce sont des méthodes de plus en plus techniques et embêtantes. Plus ces contraintes s’ajoutent, plus les gens risquent de basculer vers une offre légale et classique. »
En 2013, un documentaire de Simon Klose, The Pirate Bay Away from Keyboard, revenait sur le combat juridique mené par les trois jeunes fondateurs suédois du site, Gottfrid Svartholm, Fredrik Neij, Peter Sunde :
Devant les tribunaux, The Pirate Bay a toujours rétorqué que la plateforme en elle-même ne stockait aucune œuvre. Un argument repris dans la présentation du site : “Nous ne stockons aucun document illégal ou protégé par copyright. Par conséquent, il n’est pas possible de tenir les personnes derrière The Pirate Bay comme responsables des documents qui sont répandus en utilisant le site.”
Une particularité due au protocole de téléchargement utilisé : le transfert de données pair à pair. Au lieu de télécharger un fichier stocké sur les serveurs du site, les internautes y trouvent des “liens magnet” ou des torrents. Ouverts avec le bon logiciel, ils permettent de télécharger le fichier depuis les ordinateurs d’autres internautes partageant leurs données.
The Pirate Bay ne craint pas les menace de blocage auquel il s’est adapté depuis longtemps ???? https://t.co/Jz3CJRkRO7 pic.twitter.com/k32pWwSyQz
— Thiébaut Devergranne (@Devergranne) 19 juin 2017
Toutefois, le fait d’indexer ces liens constitue bien une atteinte au droit d’auteur selon la cour de justice européenne. Dans un arrêt, elle explique que les administrateurs, « par la mise à disposition et la gestion d’une plateforme de partage en ligne, […] interviennent en pleine connaissance des conséquences de leur comportement. »
Google ou YouTube bientôt visés ?
Paradoxalement, la décision de la cour de justice contre The Pirate Bay risque d’avoir bien plus d’impact pour des plateformes comme Google, YouTube ou Facebook. Il s’agit d’une « bombe énorme » selon Thiébaut Devergranne, qui relit l’un des paragraphes de l’arrêt : “Il peut être déduit de cette jurisprudence que, en principe, tout acte par lequel un utilisateur donne, en pleine connaissance de cause, accès à ses clients à des œuvres protégées est susceptible de constituer un ‘acte de communication’. »
Le spécialiste explique ses implications :
« Cette définition est très large et, potentiellement, peut viser les moteurs de recherche. Google entre dans cette définition puisqu’il met à disposition des utilisateurs des œuvres protégées. Il y a toujours la question de savoir si c’est en connaissance de cause ou pas. Mais je pense qu’à un moment donné quelqu’un va faire un procès pour tester ce point là. »
Dans un entretien au journal italien La Repubblica, Enzo Mazza, PDG de la fédération italienne de l’industrie musicale, réagit à l’arrêt de la cour en interpellant les géants du web :
“L’arrêt va avoir un impact majeur sur le fonctionnement d’entités comme Google, parce que ça va les exposer à une responsabilité encore plus grande. […] Jusqu’à présent, Google a lutté contre le piratage en supprimant les contenus illégaux qui sont signalés. Mais ce n’est pas suffisant. C’est une intervention assez inefficace.”
Le droit d’auteur touche-t-il à sa fin ?
Et si à la place de Pirate Bay, c’est le droit d’auteur tel que nous le connaissons qui est menacé ? Les soutiens du téléchargement déplacent la question vers un débat sur la propriété intellectuelle. C’est le cas par exemple du Parti Pirate. Dans son programme pour la culture, le mouvement suggère de « légaliser la copie, diffusion, présentation d’une œuvre, copie ou dérivée hors but lucratif », argumentant que « le partage est bénéfique pour les auteurs et artistes ».
Le Parti Pirate souhaite une refonte totale du droit d’auteur#VotonsCitoyen #Législatives2017 https://t.co/D9HrTcZfW7 pic.twitter.com/WDxw0vsQB4
— Parti Pirate FR (@PartiPirate) 9 juin 2017
Un autre modérateur de Pirate Bay interviewé par TorrentFreak, Xe, considère que la protection des sites de téléchargement va de pair avec le combat contre la censure : « Les blocages sont un enjeu pour chacun au sens où il s’agit d’un obstacle qui se doit d’être surmonté. Apprendre à les contourner n’est pas difficile et savoir comment le faire est devenu une compétence de base pour n’importe qui utilisant internet. »
Reste à savoir si les internautes adopteront en effet ces réflexes techniques ou s’ils se conformeront à des solutions légales plus coûteuses mais moins complexes.
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