Commenté par la classe politique, projeté des pages littéraires aux pages société, “Soumission” avait déchaîné les polémiques en 2015, notamment par la place centrale qu’y occupait l’islam politique. Deux jours avant les attentats qui frappèrent Charlie Hebdo, nous rencontrions le romancier.
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Le 7 janvier 2015 paraissait Soumission, la politique fiction de Michel Houellebecq imaginant qu’aux élections de 2022, un parti politique musulman batte l’extrême droite et impose une charia en France. Le héros du livre, universitaire spécialiste de JK Huysmans (qui avait fini par se convertir au catholicisme), se convertira-t-il à l’Islam par confort, soit garder son travail à l’université, et qui sait, avoir une vie amoureuse plus heureuse ? Comme souvent dans ses romans, l’écrivain pose dans Soumission la question de la liberté – serait-on finalement plus heureux·euse sans ? Le livre a créé des remous : certain·es l’ont accusé de faire le jeu de l’extrême droite (thèse “grand remplacement”) et d’être dès lors islamophobe. De toute façon, le 7 janvier 2015, un événement a tout balayé : la quasi-totalité de la rédaction de Charlie hebdo était assassinée par des terroristes. Parmi les morts, Bernard Marris, ami de Michel. Ce dernier, bouleversé, décide alors d’arrêter toute promotion pour Soumission.
ll y a des êtres qu’il est de bon ton de haïr. Et il y a des époques où l’on aime haïr. Mais il arrive aussi que ces effets de meute finissent par nous donner la “gerbe”. Un peu plus de quatre ans après l’état de grâce de La Carte et le Territoire et de son prix Goncourt, Michel Houellebecq joue à nouveau le rôle de bouc émissaire idéal, avec pour conséquence une non-lecture flagrante de son livre. Car Soumission aura été, avant sa sortie en librairie, le révélateur d’un aveuglement généralisé. La droite la plus rance s’est empressée de le récupérer pour alimenter son islamophobie, la gauche s’est précipitée pour dénoncer une supposée incitation à la haine raciale.
Chacun, de part et d’autre, se sentant investi d’une légitimité à se répandre en diatribes à hauteur de zinc. Pourtant, les critiques littéraires ne s’y sont pas trompés : Soumission n’est pas un texte islamophobe. Pas non plus un texte faisant l’éloge de l’islam. Ça n’en fait pas pour autant un livre agréable. Capteur de son temps depuis son premier roman, Extension du domaine de la lutte (1994), Michel Houellebecq nous renvoie à nouveau notre société et notre époque à la figure. Non pas par effet de miroir, mais par effet de loupe, en en grossissant les travers et les symptômes. Il y plante une fable grinçante, mettant en scène un parti musulman modéré au pouvoir en France en 2022, selon son dispositif d’écriture, le “et si ?”, cher à nombre d’écrivains – dont Philip Roth – sans que quiconque ne songe à le leur reprocher. Et si, donc, notre civilisation, telle que nous la connaissons, disparaissait ?
C’était déjà ce vers quoi tendait la fin de La Carte et le Territoire sans que personne ne s’en offusque. Houellebecq dresse le constat de la fragilité de notre République, et d’un temps marqué par le retour du religieux. Déplaisant à entendre, certes, mais est-ce un scoop ? Non. Pourtant, c’est l’écrivain qui se retrouve voué aux gémonies, pas Marine Le Pen – bien plus dangereuse pour la république qu’un roman… car c’est bien cela dont il s’agit avec Soumission : une fiction. Pas un programme politique. Une fiction, donc, d’autant plus intéressante qu’elle appuie sur les plaies de notre époque, et qu’elle nous donne, ainsi, à réfléchir en profondeur. Comment lire ce texte hors des polémiques ? Le mieux est de donner la parole à l’auteur lui-même et de l’écouter nous parler de sa démarche romanesque, de sa place dans son livre et de sa conception du rôle de l’écrivain.
Ton livre a déclenché la polémique avant même d’être en librairie. Certains l’ont vu comme islamophobe et s’en sont servis pour justifier leurs idées rances, d’autres pour t’accuser de racisme… Comment le vis-tu ?
Soumission est tout sauf islamophobe, et raciste encore bien moins, j’espère qu’on va réussir à sortir de ça. Plus gravement, il y a diminution de l’aptitude à la compréhension de l’objet “roman”. Lorsque Conrad a publié L’Agent secret et Sous les yeux de l’Occident, il s’attaquait frontalement aux problèmes politiques les plus brûlants de son temps : les attentats anarchistes en Europe, l’agitation des révolutionnaires russes. L’a-t-on accusé d’être un “agent de la réaction, allié objectif de la bourgeoisie” ? Oui, un peu, mais pas tout de suite. Si l’on consulte le dossier “réception critique au moment de la parution”, on constate que les premières critiques portaient sur la valeur littéraire de ses romans. J’ai, de toute évidence, moins de chance que Conrad.
Tu sais bien que l’islam est un sujet, à tort ou à raison, sensible aujourd’hui…
Ça ne m’intéresse pas tant que ça. J’écris toujours avec la même méthode : je me dis que je vais mourir et que je n’ai pas à me soucier de la réception de mon livre. J’arrive à écrire dans l’heureuse illusion que je n’assisterai pas à la publication de mes écrits.
Comment devrait-on lire Soumission ?
Comme le livre d’un historien triste. Car je ne veux pas non plus qu’on le lise de manière très, très agréable. Les civilisations, ça va et ça vient, donc il y est bien question d’un message relativiste déprimant.
Comment as-tu commencé à l’écrire ?
J’ai commencé à écrire sur la vie d’étudiant, car la mienne n’a pas été marrante, et je me suis dit que si j’avais lu Joris-Karl Huysmans à l’époque, j’aurais mieux vécu ce passage de ma vie. Surtout A vau-l’eau, où Huysmans décrit les gargotes où il essaie de se nourrir, les lieux où il essaie de vivre, et moi qui allais d’un resto U à l’autre, d’une chambre à l’autre, ça m’aurait aidé. Donc je voyais bien un narrateur qui s’éprenait de Huysmans et qui se voyait passer sa vie avec lui. J’ai laissé ces premières pages, pendant six mois, je les trouvais bien, mais je ne voyais pas comment poursuivre. Puis j’ai repensé à Huysmans, j’ai revu sa conversion comme l’axe de son œuvre, et je me suis dit que j’allais faire ça : mon personnage allait suivre le chemin de Huysmans un siècle plus tard, et se convertir au catholicisme. Et puis il y a eu le moment où Myriam le rappelle, juste parce que j’avais envie d’écrire une scène de sexe. Peut-être ai-je lu à ce moment le livre de Morgan Sportès sur l’affaire Ilan Halimi (Tout, tout de suite, éditions Fayard, 2011 – ndlr). Je me suis rendu compte autour de moi que les Juifs partaient, ils commençaient vraiment à quitter la France ou au moins à l’envisager, et sans les Juifs on va vraiment se faire chier en France, donc Myriam est devenue juive, je lui ai ajouté une famille aimante, une tribu familiale soudée, et ceci bouleverse mon héros – qui a eu tout le contraire – autant que ses dons de fellatrice. Après, tout s’est enchaîné très facilement, très vite et, en neuf mois, mon roman était fini. Donc je n’ai pas eu conscience de tout, je n’ai pas contrôlé grand-chose dans ce livre. Quand tu écris, tu ne fais pas tout à fait ce que tu veux. Le plus net, c’est la scène de la Vierge noire à Rocamadour. J’avais vraiment envie à nouveau, à ce moment, que le personnage se convertisse au catholicisme, sauf que je n’ai pas réussi à écrire cela, je ne suis parvenu qu’à écrire la déception. Donc, à partir de là, il ne pouvait se convertir qu’à une autre religion.
Pourquoi l’islam ?
L’islam a le vent en poupe, enfin en Europe, et l’idée demeure chez moi, d’un livre à l’autre, que les seules civilisations durables sont bâties sur une religion.
Pourtant, aucun des personnages ne semble s’intéresser à la spiritualité…
En effet, aucun n’est animé par des convictions. Je me suis mis à regarder beaucoup d’émissions sur les hommes politiques à ce moment-là, et j’ai vu la politique en tant que pur jeu de pouvoir. Au début de mon livre, il se passe quelque chose en France que le narrateur ne comprend pas. Il va rencontrer trois personnes auprès desquelles il va chercher une explication : un identitaire, pour qui tout est démographique ; un agent secret, pour qui tout est géopolitique ; et enfin Robert Rediger, le nouveau président de l’université où il enseignait, qui s’est converti à l’islam, et qui voit tout en termes de changement de civilisation. Chacun est, au fond, à sa manière, un politique. L’identitaire, ce qui l’amuse, c’est d’être une puissance de l’ombre qui déclenche ou oriente une guerre civile. L’agent secret, il est vieux, il a vu trop de choses. Le dernier, Rediger, je l’ai voulu séduisant et ambitieux. C’est le niveau immédiatement inférieur à Ben Abbes – le vrai pivot de l’action, dont on parle beaucoup mais qu’on ne voit jamais. François, le narrateur, se convertit parce que c’est plus simple.
L’ironie, c’est que l’Islam au pouvoir en France, dans ton roman, semble tout arranger : l’économie, la délinquance…
La délinquance oui. L’islam a le pouvoir de rétablir l’ordre dans les banlieues. Mais le plus intéressant, c’est le projet géopolitique de Mohammed Ben Abbes : faire revivre le fantasme de l’Empire romain, via l’élargissement de l’Europe aux pays du Bassin méditerranéen.
Tu trouves ça vraisemblable, l’Islam au pouvoir ?
Oui, parce qu’il y a un retour du religieux très net, et si l’islam se comporte bien, il peut apparaître comme une force consensuelle. Il y a aussi que les musulmans ne sont à l’heure actuelle pas représentés. Entre la gauche qui marie les gays et la droite qui chie sur les Arabes, ils sont bien démunis pour voter. Ils auraient tout intérêt à former un parti, du reste je le leur conseille. L’effort pour écrire ce livre, c’était de me mettre à la place de quelqu’un qui pense à travers le religieux. Ce qui intéresse les religieux, c’est l’éducation des enfants, la transmission de la religion, la place des femmes. Macron, tout ça, ça n’est pas leur problème. Quand le système libéral se heurte à la famille, il s’attaque à la démographie, et du coup se suicide. Ce n’est jamais l’idéologie qui gagne à la fin, c’est la biologie. Celui qui se reproduit le plus transmet ses valeurs, c’est pourquoi le patriarcat gagne à la fin, car ce sont eux qui font les enfants. Je conçois que c’est une idée qui peut déplaire, mais c’est comme ça. Chez les cathos, c’est pareil : on croyait qu’ils avaient disparu, mais pas du tout – pendant qu’on les croyait morts, ils se reproduisaient.
Mais pourquoi François se convertit-il ?
Il choisit une solution acceptable. Michel Onfray dit que c’est un livre sur la collaboration. Pas faux, pas bête. La grande différence, c’est que les musulmans modérés ne sont pas des nazis. Je le ferai remarquer à Onfray quand je le verrai.
Tu penses toujours que l’Islam est la religion la plus conne ?
Non. On a le droit de changer d’avis.
Pourquoi cette idée que le bonheur réside dans la soumission ?
J’ai été fasciné par Histoire d’O de Dominique Aury, que j’ai lu il y a peu de temps. Je l’ai trouvé nul tout le temps, je n’aime pas ses fantasmes, ils me dégoûtent, mais il y a une passion du début à la fin, une simplicité qui emporte tout. C’est un texte étonnant. A rebours, de Huysmans, est aussi étonnant. Il y a des ovnis, comme ça, en littérature. Aury présente la soumission comme une extase de tous les moments. Je suis devant son livre comme devant la Vierge noire de Rocamadour : je n’arrive pas à adhérer, mais j’y vois une vraie puissance.
Il y a chez tes personnages, ou peut-on dire chez toi, la nostalgie d’un ordre. En fait, le problème que semble poser ton livre, c’est qu’on ne sait pas si c’est toi qui parles à travers tes personnages…
Tu peux dire que c’est moi qui parle à chaque fois que je parle d’un livre, comme Histoire d’O, qui est un grand livre, ou En ménage de Huysmans. Mais pour le reste, ce que disent les personnages…
Les personnages n’expriment pas ce que tu penses ?
Je pense vraiment très peu.
Je ne te crois pas…
Tu le devrais pourtant. Il faudrait prendre un exemple…
Prenons celui où François pense au Christ, p. 273 : “Et le reste de ses actions ne témoignait pas non plus d’un grand discernement, comme par exemple le pardon à la femme adultère, avec des arguments du genre ‘que celui qui n’a pas péché’, etc. Ce n’était pourtant pas bien compliqué, il suffisait d’appeler un enfant de sept ans – il l’aurait lancée, lui, la première pierre, ce putain de gosse.”
Ça, c’est un trait de réalisme. L’enfant est cruel, ce n’est pas un humaniste. Je ne ferai jamais confiance à un enfant, c’est une petite ordure.
Quant à l’humanisme, François dit que ça le fait vomir…
De fait, l’humanisme ne l’aide pas beaucoup. Mais encore une fois, ce que je pense, moi, de l’humanisme, n’a que peu d’intérêt. Ce qui est important pour moi, en tant qu’écrivain, dans cette longue scène, c’est que Rediger soit le plus convaincant et le plus séduisant possible, et que le narrateur soit dans son rôle, un peu veule, et un peu impressionné quand même. Et qu’il se rende compte qu’il n’a jamais vraiment pensé à Dieu. Sa première réaction, quand il rentre chez lui, c’est d’être terrifié par l’idée qu’un dieu le regarderait tout le temps. Moi aussi, quand on m’a expliqué ça, ça m’a terrifié. Mais Rediger lui propose, moyennant sa conversion, un bon salaire et plusieurs femmes à la clef, ce n’est pas à négliger.
Il y a aussi un refus du siècle des Lumières…
Ça, oui. Je n’aime pas le siècle des Lumières, je n’aime pas les écrivains de cette époque, ni la Révolution. Je n’aime pas cet acharnement de la Révolution française à détruire les systèmes de croyance antérieurs. Les guerres les plus violentes ont toujours été des guerres de religion, et on peut voir dans la Révolution une attaque de l’athéisme contre le christianisme. Non, je ne suis pas un révolutionnaire. Ma référence, ça reste Pascal.
De livre en livre, tu remets en question la liberté, qui ne mènerait tes personnages qu’au malheur…
Cette interprétation n’est pas fausse. Mais, j’insiste, je n’en pense rien.
Alors est-ce que tu le sens ? Préfères-tu qu’on dise que tu écris ce que tu ressens d’une époque plutôt que ce que tu en penses ?
Oui, ressentir me paraît un terme plus juste que penser, dans mon cas. Ce que je sens dépend de ma propre vie, même si elle est très différente de celles de mes personnages. Je suis sérieux quand je te dis que j’essaie de ne pas penser. Je ne défends pas de thèses, je mets des personnages dans une situation donnée. J’invente tout, mes personnages et mes histoires, et ce que je pense n’est pas le sujet de mes livres. Je ne suis pas un idéologue.
Il est donc faux de dire que tu écris des romans à thèse ?
Prenons ça différemment : j’aime énormément Dostoïevski, qui écrit des romans à thèse ratés. Son objectif est d’alerter la Russie sur le danger révolutionnaire, de sauver l’orthodoxie et le tsar. Sauf qu’il est trop bon écrivain pour réussir : il ne peut pas s’empêcher de mettre en scène des révolutionnaires bouleversants dans leur naïveté (le pauvre Virguinski, bafoué par sa femme “libre”, qui ne peut pas renoncer à ses “lumineux espoirs”) et représentants de l’ordre tantôt odieux, tantôt ridicules. Le roman à thèse s’effondre. Joseph Conrad, lui, procède très différemment : il se tient à l’écart de toute cette agitation humaine qu’il méprise ; il traite ses personnages comme des cafards. Dostoïevski écrit n’importe comment, c’est à peine s’il se relit parfois ; Conrad consacre des efforts énormes, inhumains parfois, à n’écrire que des phrases absolument belles. C’est important, très important, mais ce n’est pas essentiel : l’essentiel est qu’il y ait quelqu’un, et dans les deux cas, il y a quelqu’un. Je veux être lu comme j’ai lu les auteurs que j’aime, c’est-à-dire comme quelqu’un qui, à un moment donné, a écrit des livres sur l’époque dans laquelle il vivait. Je n’ai aucune ambition de changer le cours des choses, mais d’en rendre compte. Le retour du religieux existe, c’est un phénomène massif en ce moment. Je ne sais absolument pas pourquoi. Mais il se produit. Je ressens l’époque et, pour écrire, je me base sur la croyance que je perçois les choses mieux que n’importe qui.
D’où te vient ce personnage qu’on désigne désormais comme “houellebecquien”, qui est toujours seul, malheureux, a des problèmes avec les femmes ? Alors que toi, tu n’es jamais seul…
J’ai besoin d’un personnage central qui adhère moyennement aux valeurs du monde, et qui réussisse moyennement aussi. Il trouve que l’ensemble du jeu a un intérêt moyen, il continue à participer, mais avec une conviction modérée. C’est ma position centrale dans un livre, car c’est la plus romanesque. Mais je développe une magnifique guirlande de personnages féminins. J’aime beaucoup le personnage de Myriam. Leur rupture est la plus navrante de mes fins amoureuses dans mes romans, car c’est la plus con, elle a juste rencontré quelqu’un d’autre, ça arrive, mais c’est écœurant.
Tout est vu dans une perspective exclusivement masculine. Et François a une vision assez bêtement binaire des femmes, soit elles font la cuisine, soit elles baisent… Entre les deux, elles n’ont pas vraiment droit à une existence. Et aucune d’elles ne semble se révolter…
Je n’avais pas envie de développer d’autres personnages féminins. Myriam me suffisait vraiment, car elle déclenche tout. Si elle était restée, François ne se serait pas converti. Sa dernière phrase, qui est aussi celle du livre, “Je n’aurais rien à regretter”, c’est une allusion à son histoire d’amour ratée avec Myriam, pas à l’époque. Les trucs très cons peuvent jouer un rôle très fort dans nos vies.
Il est quand même fondamentalement misogyne…
La misogynie, c’est penser que les femmes sont inférieures. Ce n’est pas ce qu’il pense. Certes, c’est un macho, mais un macho mou. Le macho est conscient que tout ça est un jeu de rôle, et il pense que le mieux est de jouer le rôle classique. Après, il y a un long basculement qui le mènera à la conversion.
Comment écris-tu ?
Quand j’écris des scènes, je présente les choses comme je les ai vues. Je ne cherche pas à convaincre. Je ne prends pas part au débat. Je veux juste montrer des manières de voir le monde qui coexistent dans la société dans laquelle je vis. Il est important de voir le monde tel qu’il est. Même si ça déplaît à certains. Pour moi, les écrivains rendent compte du monde. D’ailleurs, aujourd’hui, il n’y a plus que nous pour le faire ; tout autour de nous, les positions idéologiques se sont durcies plus que jamais.
Tu ne penses pas que l’écrivain se met dans son livre ?
A mon âge, vraiment plus. Plus tu écris des livres, et plus ce que tu es, toi, devient vraiment sans intérêt. Ce qui me passionne, mon véritable objet d’écriture, ce sont les mutations du monde autour de moi. C’est mon thème et c’est mon malheur, puisque c’est ce qui me vaut d’être un “contemporain capital”, comme le disait Emmanuel Carrère.
Et tu n’en as pas envie ?
Je n’ai pas à en avoir envie ou pas, ce sont les autres qui décident de ça. J’ai envie de continuer à écrire des livres, mais sans faire de promotion. J’aime toujours écrire, mais j’éprouve de plus en plus de fatigue à parler de mes livres. Au début, j’étais content d’être une star, après on s’aperçoit qu’il y a des dangers. L’un d’eux, c’est que de plus en plus de gens croient avoir lu mes livres sans les avoir lus. C’est embêtant. En plus, être star, tu n’y peux rien. Même si je déclarais ne plus vouloir en être une, ça ne changerait rien.
As-tu conscience de ce que tu symbolises ?
Il y a peut-être deux questions : pourquoi la société est-elle si inquiète, et pourquoi est-ce moi qui cristallise les inquiétudes ? Peut-être parce que je suis la figure idéale de l’inquiet. Bien plus qu’un Zemmour, par exemple. Donc je me retrouve au centre de tout. Zemmour, j’ai lu un de ses livres, et je l’ai trouvé très mauvais. On peut se demander pourquoi il est opposé à la burqa, tellement cela semble être son idéal. Au fond, son idéal, c’est une société patriarcale, ce qui n’est pas loin de l’idéal de l’islam. Et les cathos, c’est pareil. Mais encore une fois, tout ça ne m’intéresse pas. Je ne me situe pas à ce niveau.
Pourquoi fais-tu peur ?
On ne va pas se mentir, mes livres sont bons, et ça joue. S’ils n’étaient pas bons, ce serait facile de les passer sous silence.
As-tu lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère ?
J’ai adoré Le Royaume, parce qu’on ne l’y oublie jamais Emmanuel Carrère. Il est toujours présent quand il raconte l’histoire, il intervient tout le temps. Du coup, il réussit magnifiquement à interroger ce que le christianisme a à nous dire. J’ai adoré D’autres vies que la mienne, c’est l’un des meilleurs livres que j’aie lus de ma vie, j’ai rarement autant pleuré en lisant. Et aussi L’Adversaire. J’aimerais écrire un jour autour d’un fait divers. L’affaire Dupont de Ligonnès, par exemple, m’a fasciné.
Es-tu athée ?
Non. Je suis réellement agnostique. J’en ai eu marre que les gens meurent autour de moi. Je ne peux plus supporter que les gens meurent, je le refuse. Je suis vieux maintenant, j’ai besoin d’une stabilité, et qu’on ne change pas les gens autour de moi. Et puis l’état de mes connaissances sur le monde ne me permet pas de conclure que la création de l’univers est le fruit du hasard.
Si l’islam prenait le pouvoir en France, que ferais-tu ?
Ça n’arrivera pas tout de suite, et d’ici là je serai mort.
Qu’as-tu appris en vingt ans d’écriture ?
Mes goûts ont évolué. J’essaie d’être plus harmonieux. Comme modèle, je suis passé de Dostoïevski à Conrad : j’ai privilégié la fluidité, la facilité apparente. Je suis devenu moins hystérique. J’ai appris qu’il ne faut surtout pas arrêter d’écrire, car reprendre est toujours pénible. Il ne faut surtout pas avoir de problèmes par ailleurs, ni sentimentaux ni financiers. On peut souffrir avant, mais pas pendant l’écriture. Et puis, il faut être dur avec son travail.
Un conseil à un jeune auteur ?
Prendre un agent et lire large : les auteurs difficiles, les thrillers, tout.
Que penses-tu de la responsabilité de l’auteur ?
C’est absurde. Est-ce qu’on peut me citer l’exemple d’un seul roman qui a modifié l’histoire du monde ? Il n’y en a pas. Le roman, c’est autre chose. Après, on va m’acculer à écrire des romans “responsables”, ça devient intenable. Le public est moins stupide qu’on le croit, il fait très bien la distinction entre fiction et programme politique, et je lui fais confiance. Mon travail consiste à produire des fictions vraisemblables, qui vont aider les gens dans leur vie. Je n’ai pas d’autres responsabilités. Et je n’ai pas envie de penser à la réception de mes livres au moment où ils sortent, c’est trop court. Ça peut faire prétentieux, mais je travaille pour la longue durée.
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