Trois francophones à la recherche des talents cachés, rock et indés venus de Russie dans l’espoir de les faire découvrir à une Europe de l’Ouest qui semble difficilement perméable à la culture russe.
A moins de s’y connaître un tout petit peu, la musique russe ne parle pas à grand monde en Europe de l’Ouest. En techno il y a Nina Kraviz, en rock Motorama, et sur Internet, on pense à deux ou trois vidéos gênantes…
C’est surtout le rock russe qui s’exporte mal, voire pas du tout hors de ses frontières. Pourtant, deux Français et une Suisse, Grégoire, Romain et Céline, passionnés de culture russe, espèrent bien y parvenir un jour. Tous les trois ont fondé le label Belka Records, dans le but d’ouvrir au monde occidental une porte sur la scène indé russe actuelle. Le slogan de leur petite maison de disques : « Bringing Eastern Sound to Western Ears. » En français : « Apporter le son de l’est aux oreilles de l’ouest ».
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« Il y a une scène très riche et très active ici », explique Grégoire Chesnot, co-fondateur de Belka et domicilié à Moscou depuis deux ans. Fasciné par le pays depuis un échange universitaire, ce jeune Français a lancé ce projet avec deux de ses amis, il y a moins d’un an. Son intérêt pour la musique s’est presque imposée à lui, par défaut :
“Moscou n’est pas une étape « classique » des tournées européennes. Comme tu sais que ton groupe californien préféré ne viendra jamais ici, tu t’intéresses aux groupes locaux.”
Grégoire a débuté dans la curation de groupes russes via un blog, tenu à son ami Romain, qu’ils ont nommé Vocododo. Ils y écrivaient des comptes-rendus de concerts, des articles sur des artistes indé ainsi que des chroniques d’albums. Bientôt, ils ont souhaité aller plus loin. “Avec le temps, on a eu envie d’être plus actifs dans la promotion de groupes qui nous tiennent à cœur,” explique Grégoire. Parmi eux, il y a Parks Squares and Alleys, projet presque solo fondé en 2009 à Khabarovsk, à l’extrême-orient de la Russie, et mené par Serguei Khavro, mais aussi Chernikovskaya Hata, groupe récemment basé à Moscou qui sonne comme du Joy Division, ou encore Tigry, quatuor moscovite de pop sombre et mélancolique. Tous figurent sur la compilation Russian Tour publiée par Belka Records l’an dernier et envoyée chez quelques médias en France.
Le déclic survient lorsque Romain, Grégoire et Céline se rendent compte du silence médiatique autour de la scène indé russe en Europe. Peu de groupes de russes tombent dans les oreilles de l’Occident. En 1980, Bruce Springsteen débutait sa tournée The River Tour en République Fédérale Allemande. Il jouait le plus fort possible afin que les gens qui vivaient en République Démocratique Allemande, de l’autre côté du mur, puisse l’entendre, comme s’ils étaient privés de musique. Du côté du bloc soviétique le rock est parvenu à écrire sa propre histoire. Il possède même un nom : l’Ostrock.
Du rock d’Etat au Kurt Cobain russe
Sous la dictature stalinienne, la musique occidentale se voit totalement rejetée et réprimée. Les groupes acceptés sont locaux, homologués, surveillés et contrôlés, par l’état. Le gouvernement instaure des labels d’états chargés de diffuser la musique de groupes qui doivent respecter une liste de critères pour que soient publiées leurs chansons. Exemple : des paroles inoffensives, l’utilisation d’instruments traditionnels. De cette ère répressive, naissent des groupes de rock clandestins, notamment issus du mouvement hippie. Mais avec le nouveau gouvernement de Mikhail Gorbachev, à partir de 1985, les acteurs musicaux profitent d’une liberté nouvelle : ils acquièrent le droit d’écrire des morceaux contestataires et de se produire sur scène.
Quelques artistes russes sont érigées en icônes de la culture nationale à cette époque. Le meilleur exemple se nomme Viktor Tsoi du groupe Kino, rockeur torturé et romantique, mort subitement dans un accident de voiture, à l’âge d’été 28 ans en 1990. Après la dissolution du bloc soviétique après de la chute du Mur de Berlin en 1989, les groupes de rock prolifèrent comme des pâquerettes et trouve un franc succès à échelle nationale. Une grande maison de disque locale, Moroz Records, publie en 1996 une compilation en 10 volumes devenue culte et baptisée Les Légendes du rock russe. Parmi elles : la formation heavy metal Cruise, les psychédéliques Chizh & Co, Alisa estampillé hard rock… Autant de groupes totalement anonymes en Occident. mais cultes auprès des Russes. D’ailleurs, les groupes de Belka Records l’avouent eux-même : ils puisent leur inspiration dans la musique des années 80 et 90.
L’arrivée d’internet aurait dû tout bouleverser et offrir à l’Ouest, une histoire et une culture complexe autour de l’Ostrock, de ces débuts à aujourd’hui. Pourtant, si les groupes de rock indé pullulent de Moscou à Saint Pétersbourg, et jusqu’en Sibérie, peu ou aucun d’entre eux sont écoutés en dehors de Russie.
Du rock indé russe plein de potentiel
Grégoire Chesnot donne plusieurs raisons à cette faible exportation russe. Selon lui, les groupes seraient peu habiles dans leur communication, avec une grosse appréhension de quitter le pays, ou n’ayant qu’un intérêt très limité pour l’Europe. L’utilisation d’Internet en Russie diffèrent également beaucoup. Bien que certains groupes et internautes russes ont recours à Youtube, Soundcloud ou Spotify, la plupart d’entre eux fréquentent le réseau social VKontakte (Vk). Sorte de Facebook version russe, cette plateforme permet, entre autres, de partager la musique qu’ils écoutent ou composent. Grégoire ajoute d’ailleurs : “la page Facebook des groupes signé chez Belka Records n’ont que très peu de fans, alors que sur Vk, ils sont bien plus populaires.”
Pourtant ces barrières linguistiques et culturelles sont loin d’être infranchissables. Selon Grégoire, la musique russe a énormément à offrir à l’Europe de l’Ouest, et au monde entier :
“Les thématiques abordées dans les paroles sont assez différentes car les références ne sont pas les mêmes que celles des européens. On parle du prolétariat dans les usines, ou des exploits de bandits, tout comme de l’amour et des amis.”
Si on interroge les groupes ex-même, ces thèmes reviennent, notamment dans les chansons de Seguei Khavro, leader de Parks Squares and Alleys, fondé aux alentours de Moscou en 2009 : ”J’ai d’abord écrits des chansons en russe, j’y parlais d’amour, du bon vieux temps mais aussi d’ados, de drogues et de vie de famille dysfonctionnelle”.
https://www.youtube.com/watch?v=3O9l0W8qD4M
Solitude, séparation, mort parfois… Parks Square Alleys joue la carte de la mélancolie romantique, qu’on retrouve dans plusieurs autres groupes indé russes, dont Chernikovskaya Hata mené par Raïan Chpirtts et né à Oufa, une des villes les plus peuplées de Russie :
“Nos chansons sont destinés à des jeunes qui vivent dans les grandes villes. On parle d’un timide bastion d’humanité et d’amour plongé dans un cynique, vaste et hostile monde.
Après s’être constitué à Saint Pétersbourg, la bande a atterri à Moscou avant de partir en tournée deux fois, en 2015 puis en 2016 : “On est allées à Minsk, et on va aller en Ukraine et dans plusieurs villes bientôt”, raconte Raïan Chpritts qui compose toutes les chansons.
Niveau musique, le co-fondateur décrit le rock russe “plus direct, avec une production plus simple et moins électronisée”. Et d’ajouter “Le son crasseux lo-fi est à la mode”. Raïan semble aller dans cette idée :
“Je n’aime pas les groupes qui sonne en live comme en studio. C’est pourquoi Chernikovskaya Hata balance un son brute et sale. En live, c’est de la musique pour les fous.”
https://www.youtube.com/watch?v=HVdM5fFgyDs
Si Internet n’a pas réussi à ouvrir l’Occident sur la culture russe, le contraire s’est opéré avec une déconcertante facilité. Quand on pose la question des influences musicales majeures, Serguei Khavo donne des noms d’artistes qu’il appelle “ermites musicaux” comme Yung Life, de Knoxville (Tennesse) ou Craft Spells. Les membres de Tigry, eux, listent les derniers albums en date qu’ils ont écoutés : l’un parle du célèbre Fun House des Stooges, l’autre cite le collectif de jazz et hip hop Badbadnotgood, quant au dernier, c’est le nom de Boris Grebenshchikov, qui ressort, un des pionniers du rock russe du nom, actif depuis les années 1970.
“Nous adorons la musique depuis l’enfance,” assure les membres de Tigry avant de poursuivre : “A un certain moment en Russie, il y avait beaucoup de bonne musique, puis elle est devenue rare. Dans les années 80 le rock est mort”. Mais à écouter leur musique, les groupes indé russes le maintiennent bien vivant.
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