A nouvelles techniques, nouveaux modes de représentation : au Palais de Tokyo, à l’occasion des 20 ans du Fresnoy, Le Rêve des formes explore les relations complices entre art et science.
Aux grands artistes, les grands creux. Bruno Gironcoli a faim, très faim. Qu’il soit mort il y a plus de dix ans importe peu : pour se repaître, il lui faudra rien moins qu’une belle wienerschnitzel, une part d’apfelstrudel et une Almdudler pour faire glisser. Et tout de suite. Lorsqu’on est un sculpteur autrichien reconnu, la moindre des choses est que le livreur Deliveroo y aille de son coup de pédale le plus vigoureux.
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Ce bonhomme pressé de se faire livrer sa pitance constitue le point de départ de Super-règne, la nouvelle vidéo de Bertrand Dezoteux. A l’autre bout du fil, un livreur prend la commande puis s’élance de la place des Fêtes à Belleville, le butin enserré dans sa carapace cubique verte. Le décor est connu, arpenté, éprouvé.
https://youtu.be/RDD6sw28NWc
Une déconstruction minutieuse des repères spatio-temporels
Mais au fil des douze minutes qui suivront, le spectateur assiste à la déconstruction minutieuse de tous les repères spatio-temporels, basculant dans un pur délire 3D inspiré de l’univers surréaliste de Bruno Gironcoli. Des années 1960 jusqu’à sa mort, celui-ci imagine des sculptures monumentales peintes en bronze, argenté ou doré, où le mécanique et l’organique s’hybrident.
Ressemblant à d’étranges autels obsessionnels de dictatures oubliées, ces formes sont celles que l’on voit prendre vie dans la vidéo. Apparaissant à l’écran comme de petites bestioles inoffensives, elles enflent tant et si bien qu’elles viennent progressivement cannibaliser de leurs mâchoires de ferraille cliquetante l’intégralité du champ de vision – y compris ce et ceux qui avaient le malheur de s’y trouver.
C’est en visitant Le Rêve des formes au Palais de Tokyo que l’on tombait en arrêt, à mi-chemin, devant cette vidéo à la fois grotesque et acerbe, précise et onirique. A l’origine de cette exposition, il y a d’abord le vingtième anniversaire du Fresnoy – Studio national des arts contemporains.
Un cadre où développer des projets audiovisuels
Dirigée par Alain Fleischer, l’école offre aux artistes, déjà diplômés ou engagés dans une recherche artistique, un cadre où venir développer des projets audiovisuels, en bénéficiant d’un accompagnement intellectuel mais aussi de moyens techniques de production.
“J’ai toujours été intéressé par l’idée de construire un monde et de mettre en place une narration graphique”
“Je suis sorti du Fresnoy en 2008, après un cursus d’illustration et de bande dessinée à l’Ecole d’art d’Angoulême puis aux Arts déco de Strasbourg, raconte Bertrand Dezoteux. C’est là que j’ai commencé à faire de l’animation 3D. J’ai toujours été intéressé par l’idée de construire un monde et de mettre en place une narration graphique. En troisième année, j’ai payé un prof de l’école pour qu’il m’apprenne la 3D en deux semaines. Je m’y suis mis à fond. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de 3D, et surtout, beaucoup d’artistes déléguaient leur production à des studios spécialisés.”
Mêlant supports traditionnels de capture de l’image et création numérique, l’approche du Studio se double souvent, en creux, d’une tonalité philosophique où la maîtrise des outils d’enregistrement du réel fait ressortir par contraste la relativité de la perception humaine. Traquant le mystère et la spectralité au cœur de la technique.
Approfondir le dialogue entre l’art et la science
Le Rêve des formes vient alors thématiser cette sensibilité, en proposant d’approfondir le dialogue entre l’art et la science. A partir d’un ensemble d’œuvres réalisées lors d’un workshop associant artistes et scientifiques au Fresnoy, Alain Fleischer et Claire Moulène – commissaire au Palais de Tokyo – élargissent le corpus pour y inclure à la fois d’anciens étudiants et de jeunes artistes internationaux qui travaillent sur les mêmes thématiques, sans toutefois faire allégeance à la “Fresnoy touch” – et l’on se réjouira au passage de voir enfin montrés dans une institution parisienne les trop rares Dora Budor, Anicka Yi, Juliette Bonneviot ou Katja Novitskova.
Au sein de ce parcours, la vidéo de Bertrand Dezoteux fait figure de point d’orgue. “J’essaie d’avoir un regard un peu extraterrestre par rapport aux sculptures de Bruno Gironcoli, comme dans un film de science-fiction où des aliens seraient tombés sur une ruine romantique dont ils essaieraient de décoder la signification”, indique l’intéressé, chez qui se cristallise harmonieusement les différentes couches de sens de l’exposition.
“J’avais découvert le travail de Bruno Gironcoli à la Biennale de Venise en 2003. Par rapport à l’idée du rêve des formes, j’ai trouvé qu’il y avait chez lui quelque chose d’intéressant dans le couplage entre des pièces de machines agricoles et des bébés. Je me suis demandé quels pourraient être les mœurs de l’univers qu’il décrit, et comment les organismes s’y comporteraient.”
“C’est un état très primitif de la vie qui résonne avec une donne sociale nouvelle”
“En commençant à y réfléchir, j’y ai vu un lien avec un livre que je venais de lire, L’Univers bactériel, de la biologiste Lynn Margulis qui explique comment les organismes s’organisent et coopèrent. A partir de là, le livreur Deliveroo est arrivé naturellement, venant incarner l’idée de la coopération entre deux organismes où l’un va investir son corps pour aller nourrir l’autre. C’est un état très primitif de la vie qui résonne avec une donne sociale nouvelle.”
Si le parcours de l’exposition débute aux “formes artistiques de la nature” pour s’acheminer vers les mutations posthumaines dotées de gènes artificiels, Bertrand Dezoteux ouvre encore un peu plus le spectre. Chez lui, toute distinction entre nature et culture est rendue caduque : les formes artistiques elles-mêmes ont commencé à faire leur loi et semblent avoir totalement oublié qu’elles ont, un jour, été façonnées par une main humaine. Elles poursuivent désormais leur croissance monstrueuse aléatoire, comme un génome devenu fou.
Le Rêve des formes jusqu’au 10 septembre au Palais de Tokyo, Paris XVIe
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