Spielberg ressuscite le légendaire musical de Leonard Bernstein pour lui offrir un nouvel écrin de cinéma à sa démesure. À quelques imperfections près, le résultat demeure d’une envergure et d’un éclat uniques dans le paysage actuel.
Sans non plus renier le vertige panthéonique que nous inspire naturellement une telle enfilade de noms tous sanctifiés dans leurs domaines respectifs (Steven Spielberg, Tony Kushner, et puis ceux que charrie West Side Story donc Leonard Bernstein, le tout juste défunt Stephen Sondheim, voire simplement Shakespeare, le livret étant une transposition de Roméo et Juliette sur les rivalités entre les Jets (des Américains blancs d’origine polonaise ou irlandaise) et les Sharks, des Portoricains), il faut tout même dire une première chose : l’espèce de cathédrale dans laquelle on a le sentiment de pénétrer en entrant dans une salle projetant West Side Story n’était pas forcément bâtie sur des fondations si solides, ni sur des légendes si compatibles.
Car certes c’est évidemment un fantasme de voir le septuagénaire Spielberg, dieu vivant d’un Hollywood où il aura pratiquement tout accompli et surtout survécu à tous les plus ou moins durables challengers à son statut de maître absolu des illusions (Zemeckis, Shyamalan, Abrams…), s’attaquer à un tel opus magnum. Mais c’est aussi une incongruité, car tout papa Noël omnipotent qu’il soit, Spielberg s’est au cours du dernier demi-siècle tenu assez soigneusement à l’écart des forces vives d’une œuvre comme West Side Story, à savoir la musique et la scène.
On n’a que très peu chanté chez Spielberg, sinon dans Tintin (la Castafiore) et à deux reprises dans Hook, qui a d’ailleurs failli être une véritable comédie musicale avec Michael Jackson dans le rôle de Peter Pan. Quant au théâtre, il s’en est seulement approché en collaborant au scénario avec le dramaturge Tony Kushner (qui outre West Side Story a signé pour le cinéaste Munich, Lincoln et son prochain film autobiographique, The Fabelmans), même s’il y a chez certains Spielberg, une étrange théâtralité des décors, des excès de fumée, des unités de lieu qui assument voire soulignent l’artifice (les fins de La Guerre des Mondes ou d’Arrête-moi si tu peux).
Réaction chimique
Drôle de rencontre donc que celle d’un tel auteur et d’une telle pièce, qui semblent tout au long du film se faire la cour et s’enrouler l’un autour de l’autre, jouer chacun leur mélodie tout en aspirant des forces à leur partenaire, mais sans jamais tout à fait se fondre en une seule et même matière. L’interpénétration du spielbergisme et du broadwayisme est, de fait, un spectacle en soi, une réaction chimique incandescente et paradoxale que l’on pourrait résumer par une manière de ne jamais trahir et même d’intensifier la matérialité et l’abstraction du théâtre. Intensifiée, car Spielberg a mis dans la rue certaines scènes initialement intérieures : cette rue typiquement théâtrale, déserte, primitive, théorique, qui ressemble un peu à celle d’Il était une fois en Amérique et confère au film une même atmosphère de tragédie antique. Une manière également de leur donner une texture de cinéma prodigieuse, de les ensorceler, de les gazéifier dans la lumière incroyablement vivante, poudreuse, moirée, profonde, ténébreuse et colorée à la fois de Janusz Kaminski, peut-être le plus grand chef-opérateur en activité.
West Side Story produit un émerveillement qui n’est certes pas permanent, mais qui subjugue à chaque fois qu’il réveille ses forces. Il y a des longueurs (2 h 37, ce n’est que cinq minutes de plus que l’original mais la boulimie de durée des sorties hollywoodiennes de prestige commence à nous faire regretter le doux temps des films d’1 h 50), des partis pris et des choix de casting à discuter (Ansel Elgort, seule véritable célébrité à l’affiche, ne convainc pas vraiment). L’émerveillement vient surtout de cette lumière, et bien sûr de la danse : extase intacte des numéros collectifs de rue, d’autant plus magiques qu’ils sont portés par des interprètes inconnus au bataillon et que le film semble sortir par enchantement d’un trou de l’espace-temps – certain·es ont si peu des physiques d’aujourd’hui qu’on les croirait évadé·es de la version de 1961.
Hommage
Anachronique, le film l’est à bien des égards, et par la musique avant toute chose. Mais si la partition d’origine a été pimpée par David Newman (et enregistrée par le Philharmonique de Los Angeles), il faut rendre à Bernstein ce qui lui appartient (ou ce qui du coup appartient à Stravinsky, mais on s’égare), et saluer son avant-gardisme lui aussi intact, ses accès de rage, ses stridences, ses dissonances sorties d’on ne sait quelle éraflure de l’harmonie et qui ringardisent instantanément tout ce qui se fait soixante-dix ans plus tard (la comparaison est notamment rude pour Lin Manuel Miranda, malgré toutes les grandes qualités de son D’où l’on vient).
Malgré son ampleur d’immense tapisserie, une paradoxale humilité se dégage du film, qui n’appartient qu’en partie à Spielberg tant il s’y comporte en dévoué serviteur d’un mythe qui lui survivra (“I just believe that great stories shoud be told over and over again”, dit-il en promo pour justifier son remake), auquel il n’a pas osé changer grand chose, et dont le sujet le fait de toute façon appartenir avant tout aux Latino-Américains. Reste une dédicace à un père défunt, et chez Spielberg, un père absent, il n’y a pas besoin de revoir beaucoup de films pour comprendre à quel point cela pèse lourd.