Sorti vendredi 3 décembre, jour de l’anniversaire de son autrice, le nouvel album d’Angèle valait-il l’attente ? “Les Inrocks” ont passé le week-end en sa compagnie, pour savoir, écouter et comprendre ce que cette jeune chanteuse star a encore à dire sur nous – et de l’époque surtout.
Vendredi soir, samedi matin – un samedi matin sur la terre, comme à peu près tous les autres, a-t-on envie d’écrire. Hier, Angèle a sorti en quasi catimini un nouvel album, très annoncé, attendu d’ici une semaine, souligné par un documentaire Netflix – qui aura fait moins de bruit que celui consacré à OrelSan, plus intime, moins promotionnel. Qu’importe le documentaire, faisons comme si seul le disque existait. Que dit-il de nous, quel effet nous fait-il, et que dit encore Angèle de l’époque, qu’elle avait marquée d’un sceau assez indélébile il y a trois ans ?
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Que dire, dès lors, et notamment lorsque l’album arrive dans la foulée d’un triptyque si dense, qu’il donnait l’impression d’avoir tout à la fois clôturé l’année, et résumé ses tendances : il y a quinze jours, sortaient les albums de Juliette Armanet, Adele et OrelSan (encore) qui, par leurs thématiques et pistes, donnaient à entendre les grandes lignes contemporaines – les grandes lignes de partage, dirait-on presque : tristesse joyeuse et réinvention de soi, ruptures (collectives), désaffection et déception sociales, etc. Angèle se situe-t-elle quelque part dans cela ? Est-elle ailleurs ? Assurément, la thématique de la rupture traverse l’album et le pose en objet déniaisé, quoi que pas totalement souverain, encore sous influence.
Faire des compromis
Là où Adele opère le journal d’une rupture déjà effectuée, deuil quasi dépassé, Angèle pose une douleur, la donne à entendre, quasiment à voir tant elle chante près, proche, voisine d’oreille. D’une voix qui poursuit ses effets de falsetto et de dérives soudaines, de hauts et de bas, à la façon de placements inattendus qui viennent dire, depuis la cassure du chant et du timbre, celle de l’esprit – et des sentiments. En cela, deux morceaux construisent le disque, en son corps même, et ils sont, malgré des tempos différents, tous deux d’une tristesse inouïe : Solo et Taxi, chacun à sa manière disent le renoncement à la relation. Le premier met en mots un air du temps, qui, années pandémiques obligent, impose des formes de solitude plus ou moins contraintes – renoncement aux couples, renoncement aux amours, pour cause de positionnement amoureux radical : “C’est la dernière fois, c’est promis/La dernière fois que j’me prends la tête/J’avais dit plus de compromis.”
L’injonction est celle du moment : pas de compromis. Et surtout pas de compromis amoureux. C’est l’exact contraire d’une cinquantaine d’années de chansons françaises qui ne faisaient que conter cela : le compromis. En ce sens, Angèle est en communion plutôt plénière avec les textes de Clara Luciani (Le Reste) ou Juliette Armanet.
Le second raconte de l’intérieur une dispute (dans un taxi) et il se pose, ballade en contraste avec le reste du disque, comme le morceau le plus mémorable, depuis son style et sa performance, comme le plus mémorable du disque : piano, voix, émotions en berne, questionnements sur l’état sentimental, répétitions de la question : “Qu’est-ce que tu m’as fait ?” – explicitement, Angèle parle à un amour en dissolution. Mais, en poussant un peu, ne parle-t-elle pas de quelque chose d’un peu plus vaste, à savoir le succès, le public, la vie aux yeux de tous·tes. Réflexion posée là en journal intime, interaction entre la chanteuse et ce qu’elle fait à l’autre, à qui la regarde, à qui l’accompagne aussi. Ce qu’elle fait et ce que cela lui fait : Taxi, à la manière du véhicule qui vous embarque, ne dit rien d’autre que la dissection d’une relation, dont l’apparat est beau mais qui, une fois scrutée en plein s’avère porteuse de dangers. Samedi soir, mais aussi dimanche après-midi traversant Paris sous la pluie, la nuit qui tombe : Taxi trouve un environnement qui lui sied – celui d’une mélancolie urbaine assumée, entre les glissements de terrain mouillé et ceux des amours.
Angèle x Damso
Immédiatement après, autre morceau de bravoure : Démons, chanté avec Damso, refrain explicitement direct, référence à une autre forme de pensée magique de l’époque qui consiste à mettre les nuisances intimes sur le dos de “démons” – mais un démon, c’est quoi ? Là encore, la réflexion tourne autour de ce qui se passe dans la vie d’Angèle, en s’appropriant à peu près tous les tics langagiers récents. Cela dit, la pauvreté du langage s’efface au profit de leur profusion et surtout au bénéfice d’un refrain si accrocheur qu’il en devient un hameçon impossible à déloger des heures plus tard. Entre elle et Damso, passe là, dans le centre du disque, quelque chose d’explicite, à la fois acéré sur les tranches mais extrêmement doux aussi, sur les côtés.
Partout ailleurs, dans le disque, Angèle distille les frayeurs de l’époque. Dans Plus de sens notamment, elle aligne les sentiments et pensées qui ont traversé les deux dernières années – celles de l’isolement, de la mise à distance, du décati des relations amoureuses, sociales. En cela, c’est à peu près un résumé de ce qui a traversé les uns et les autres, depuis le début de la pandémie.
Tout cela étant, que vaut ce disque ?
Moins performatif que celui d’Adele, moins bien ciselé que celui de Juliette Armanet, moins efficace que celui d’OrelSan, il n’en est pas moins situé dans son propre horizon, celui des doutes incessants d’une jeune femme, sans doute heurtée plus que de raison par ce qu’elle traverse (le succès, l’amour, la pandémie). Là où plus tôt dans l’année Clara Luciani choisissait d’ourdir un disque volontairement joyeux, Angèle cisèle un disque de doutes, de questions, de déconstructions intimes et sociales. Sa réussite est dans ses doutes, ses errements, ses façons de chanter au bord de la déraison triste et aux bords des rythmiques plutôt directes, explicites (et peu aventureuses) de la production.
Tout est évidemment là, dans le chant et la façon de le poser : Angèle chante comme une fille de son époque, qu’elle habite en plein. Et son album se situe dans cette catégorie des seconds disques qui ne savent pas exactement où aller et perpétuent la marqueterie du premier. Cela étant, qui peut la blâmer ? Musicalement, personne ne s’attendait à un Fun House ou un White Light/White Heat. Mais on ne peut s’empêcher de penser, après avoir vu, en fin de week-end, un concert de The Jesus and Mary Chain, qu’Angèle aurait pu avoir en elle un Darklands – ce n’est pas le cas ici, ce le sera sans doute pour le prochain. Ce qui n’empêche en rien la résonance du disque avec l’époque, comme un retour des choses, un effet miroir et sans doute jusqu’à l’os, dans ce morceau si triste intitulé Mauvais rêves et qui clôture l’album dans ce qui est peut-être son morceau de bravoure, qui ouvre plus de pistes que partout ailleurs sur le disque : ici, Angèle toute à la douleur, sa construction, sa façon de circuler en elle, en nous aussi, dans cette maladie des années 2020, les nuits sans sommeil.
Comme en un fantôme, ou un fantasme, surgit en nous, lundi matin, à l’écoute de ce morceau, nuit terminée, cauchemars oubliés, quelque chose de Christophe, ses manières de dire d’une voix fragile les échos des fragilités, au-dessus d’un piano, d’une symphonie imaginaire. Coïncidence ? La dernière fois que l’on a aperçu Christophe, c’était à La Coupole. Angèle y avait joué quelques morceaux au piano et Christophe était là, il l’écoutait. Et si c’était l’inverse qui s’était produit ? Angèle a-t-elle écouté Christophe ? C’était il y a deux ans exactement, en décembre 2019. Depuis, tout a changé.
Nonante-Cinq (Romance Musique/Universal), sorti en digital depuis le 3 décembre et sortie en physique le 10 décembre.
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