On n’en a pas fini avec Jacques Demy, et c’est tant mieux. Un documentaire et trois livres permettent de se replonger dans le Demy-monde, cet univers unique flottant entre la joie et la mélancolie, tenaillé entre les rêves les plus colorés et la réalité la plus poisseuse. Mort en 1990, Jacques Demy est devenu l’objet […]
On n’en a pas fini avec Jacques Demy, et c’est tant mieux. Un documentaire et trois livres permettent de se replonger dans le Demy-monde, cet univers unique flottant entre la joie et la mélancolie, tenaillé entre les rêves les plus colorés et la réalité la plus poisseuse.
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Mort en 1990, Jacques Demy est devenu l’objet d’un véritable culte, entretenu à la fois par les rééditions en CD, la diffusion des films à la télévision et leur reprise en salles (Les Parapluies, rendu dans ses magnifiques couleurs d’origine), le triptyque qu’Agnès Varda a consacré à son époux défunt (Jacquot de Nantes, Les Demoiselles ont eu vingt-cinq ans et L’Univers de Jacques Demy), mais aussi par l’extrême rareté de certains de ses films. Si la filmographie de Demy ne comporte que treize longs métrages, quatre d’entre eux sont totalement inaccessibles. Sans même parler des courts métrages, quand verrons-nous Le Joueur de flûte, La Naissance du jour (réalisé pour la télévision), Lady Oscar et surtout le mythique Model shop ? Il y a urgence tant ces films invisibles manquent à la fois à la compréhension de Demy et au cinéma tout entier. Chanter inlassablement les airs de Michel Legrand lors de fins de soirées mélancoliques ne suffit plus à apaiser notre appétit. Après la lecture des livres de Jean-Pierre Berthomé et Camille Taboulay, ce désir d’une connaissance enfin complète de l’œuvre de Jacques Demy se transforme en une souffrance aiguë.
Loin de s’opposer, les deux ouvrages se complètent, se répondent et donnent envie de s’immerger dans un univers dont ils montrent toute la richesse et la complexité. Hasard du calendrier mais Demy, justement, nous a appris à quel point il fallait se méfier du hasard, jamais innocent, toujours malicieux, souvent cruel , Canal+ consacre une soirée et un livre à Françoise Dorléac, la Solange des Demoiselles de Rochefort, celle dont « la combinaison dépasse », sœur aînée de Catherine Deneuve, disparue dans un accident de voiture le 26 juin 1967. Le 12 décembre Noël avant la lettre on reverra donc Les Demoiselles et le beau film-portrait qu’a voulu Catherine Deneuve et qu’a réalisé Anne Andreu. Puis, on prolongera le plaisir en lisant les trois livres, comme une charade permettant de plonger dans un monde en rose et noir, dont l’apparente frivolité ne fait que dissimuler le pessimisme profond.
Mon premier Jacques Demy ou les racines du rêve de Jean-Pierre Berthomé est une somme indispensable. Devenu l’ami de Demy, nantais comme lui (il a croisé, à l’âge de 15 ans, le tournage de Lola), Berthomé a fait paraître la première édition de ce livre au moment de la sortie d’Une Chambre en ville, en 1982. Il se terminait alors sur ces mots : « D’évidence, avec le point final qu’il pose ici, le premier de son œuvre, c’est toute une phase d’une carrière exceptionnelle qui atteint son terme. Après Une Chambre en ville, Jacques Demy n’a pas d’autre choix que de nous surprendre.« Hélas, après l’échec public d’Une Chambre et la polémique qui s’ensuivit, cette possibilité ne lui sera accordée que pour deux films, Parking et Trois places pour le 26, un désastre patent et un grand film méconnu autant que mal-aimé, deux nouveaux échecs commerciaux. En adoptant une approche chronologique, Berthomé suit pas à pas les développements et les ramifications d’une œuvre dont l’extrême cohérence saute aux yeux. Pour chaque film avant de se lancer dans une analyse aussi fine que précise, de pointer les réussites sans jamais cacher les insuffisances , l’auteur examine à la loupe la naissance du projet, les conditions de sa production et de sa mise en chantier. Grâce à cette minutie, on saisit quels efforts titanesques a dû produire Demy pour accorder le monde à ses rêves, pour que le rapprochement indispensable entre les mesquineries de ses interlocuteurs financiers et l’ampleur de ses visions puisse avoir lieu, malgré tout. Berthomé a raison de souligner le « blocage » que reconnaît Demy lui-même devant les questions de production. Il s’est toujours refusé à monter sa propre structure et s’est condamné « à remettre sa carrière en jeu à chaque nouveau projet, à devoir plaider chaque fois auprès d’un producteur sans vraie complicité autre que de circonstance avec son univers ». Comme tous les grands cinéastes mais avec les contraintes et les codes les moins faciles à transgresser, ceux du musical et du mélodrame , Demy cherchait à inventer un monde nouveau, à substituer la beauté de ses apparences à la fausse vérité de la réalité. Pour autant, il refusait de renoncer aux extérieurs naturels, nécessaires pour que le décalage ait bien lieu et que la greffe soit réussie. Mais comment convaincre une productrice (même quand il s’agit de la courageuse Mag Bodard) que repeindre en rose le pont transbordeur de Rochefort est indispensable aux Demoiselles ? Comment pallier la défection de Nino Castelnuovo, censé reprendre son personnage des Parapluies dans Les Demoiselles et ainsi « lier aussi organiquement le film aux Parapluies que celui-ci l’était à Lola à travers le personnage de Cassard » ? Comment persuader Catherine Deneuve et Gérard Depardieu que le cinéma « en chanté », comme on dit « en couleurs », ne peut souffrir d’approximations et qu’il leur faut renoncer à chanter eux-mêmes la sublime partition d’Une Chambre ? Pour tenter encore et toujours, malgré les échecs et les projets avortés, l’amertume de n’être jamais compris et la tentation du renoncement de mener à bien un projet fou, unique dans l’histoire du cinéma : « Mon idée est de faire cinquante films qui seront tous liés les uns aux autres, dont les sens s’éclaireront mutuellement à travers des personnages communs », déclarait Demy en 1964, juste après avoir tourné Les Parapluies.
C’est cette phrase qui ouvre la deuxième syllabe de notre charade, l’ouvrage de Camille Taboulay, Le Cinéma enchanté de Jacques Demy. Comme pour Berthomé, la passion des films de Demy est ici fondatrice de l’amour du cinéma comme de l’activité critique. Mais puisque le livre de Berthomé existe déjà et s’est chargé de baliser le terrain , celui de Taboulay sera très différent. Ni biographie ni monographie critique, à mi-chemin entre les deux approches et inventant peu à peu sa propre forme à force de les conjuguer, il a bénéficié de la générosité d’Agnès Varda qui a ouvert toutes grandes les archives de Jacques Demy à sa jeune admiratrice. Du coup, le livre devient une bouleversante « chambre verte » de tous les projets qui n’ont pas abouti, le réceptacle de tous les rêves mort-nés d’un artiste presque maudit à force de vouloir être populaire. En le lisant, en découvrant son iconographie superbe et souvent inédite, on éprouve bien des regrets. Nous ne verrons jamais Anouchka que Demy devait tourner en URSS, avec Deneuve puis Dominique Sanda dans le rôle principal, Sylvie Vartan et Annie Cordy (si !) ; ni Kobi, une autre histoire de forains, écrite pour Yves Montand ; ni L’Interview San Francisco, version américaine de Tristan et Yseult, mâtinée de ce qui deviendra Une Chambre en ville, avec de nouveau Catherine Deneuve et un jeune acteur alors inconnu, déjà pressenti pour Model shop, Harrison Ford. Au détour d’une page, on apprend aussi que Demy a caressé le projet d’une Cendrillon moderne, chaussée de patins à roulettes, nommée Skaterella et interprétée par Nastassja Kinski. Plutôt que de se décider à produire cette merveille, Coppola fera Coup de cœur avec cette même Nastassja. Misère… Mais Taboulay ne se contente pas d’énumérer tous ces projets avortés. Elle les replace au sein de la démarche d’un cinéaste qui a toujours été tiraillé entre le besoin de s’évader et la volonté de se colleter avec l’aspect le plus poisseux de la réalité sociale, tenaillé entre le conte de fées et le fait divers. Une Chambre en ville, dont l’idée remonte aux années 50, reste la synthèse idéale de cette double aspiration, le film « le plus proche de son auteur », précise Taboulay, son chef-d’œuvre. Fait de tours et de détours, tout entier immergé dans « le feuilleté de liens romanesques » qu’est l’univers de Demy, ce livre déconcertera peut-être les néophytes du « Demy-monde » (qui liront d’abord le Berthomé pour ne pas patauger dans le Taboulay…) mais il ravira ses habitants de toujours. S’il fallait faire une critique d’ailleurs tout aussi valable pour Berthomé , ce serait la pudibonderie excessive de son auteur quand il s’agit d’évoquer ce que tous les familiers de l’œuvre de Demy savent depuis belle lurette : la bisexualité de l’auteur de Parking. Plutôt que de multiplier les formules poétiques (« Le mythe ne pouvait suffire à couvrir le brûlant des aveux », « Le créateur mettait sa nuit en plein jour »), il aurait mieux valu appeler un chat un chat et intégrer cette donnée au lieu de la suggérer à mots couverts, comme on parle d’une maladie honteuse. Ce n’est certes pas bien grave, seulement agaçant.
Ma troisième est Françoise Dorléac, une fée qui n’a fait que traverser, le temps d’un film illuminé par sa grâce incomparable, le « Demy-monde » selon la belle expression de Camille Taboulay. Si le documentaire s’articule autour d’une interview émouvante de Catherine Deneuve, qui brise ici un silence vieux de trente ans, le livre doit beaucoup au texte de Patrick Modiano. Par petites touches, au son de cette « petite musique » que nous aimons tant, Modiano laisse remonter le souvenir de celle qui a accompagné ses années d’adolescence. L’air de rien, au gré des vieilles anecdotes de Ciné-monde et du réveil de sensations oubliées, Modiano dit tout de ces années-là. Il le dit comme l’immense écrivain qu’il est, de superbe façon.
Mon tout s’appelle mélancolie, sentiment du manque, du gouffre béant qu’ont laissé le magicien et sa demoiselle.
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