Racontée exclusivement par des images de vidéosurveillance, cette immersion impressionniste restitue le parcours d’un jeune migrant ayant fui l’Iran.
Pour raconter ce qu’est une migration, le cinéma de ces dernières années a semblé privilégier très nettement la voie de l’immersion.
Celui d’une expérience viscérale, qui pousse les curseurs du réalisme tout en les combinant avec les codes du thriller et du survival (en atteste le récent Europa d’Haider Rashid, 2021, présenté à la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes, et surtout Carne y Arena, 2017, expérience en réalité virtuelle d’Alejandro González Iñárritu qui plongeait les spectatrices et spectateurs durant sept minutes dans l’enveloppe corporelle d’un migrant traversant la frontière entre le Mexique et les États-Unis).
Moins attaché·es à la question de survie qu’à rendre compte d’un état émotionnel complexe sur l’identité, d’autres cinéastes ont simultanément préféré avoir recours à des représentations plus impressionnistes. C’est l’état de suspension d’un jeune homme exilé entre deux terres dans Luciérnagas (2018), première réalisation de la cinéaste iranienne Bani Khoshnoudi, et un phénomène d’évaporation dans l’hallucinant trip The Last of Us (2016), du Tunisien Ala Eddine Slim.
Signé par le duo de réalisatrices Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, Ailleurs, partout se trouve à la croisée de ces deux chemins. Shahin est un jeune migrant iranien qui a fui la ville de Fuladshahr. Après avoir rejoint la Grèce, il arrive en Angleterre où il demande d’asile. Isolé sur cette nouvelle terre et dans l’attente d’une réponse par le service de l’immigration, le jeune garçon passe ses journées devant son écran d’ordinateur et développe une fascination pour les images de caméras de surveillance qu’il débusque sur internet.
Construit par l’alternance en voix off des conversations SMS ou téléphoniques entre Vivianne Perelmulter et Shahin et la lecture d’un questionnaire du bureau d’immigration, le film sera mis en images exclusivement par ces multiples fenêtres du web, seul moyen pour Shahin de faire l’expérience du monde extérieur.
Comme chez Iñárritu, la caméra ne fait qu’un avec l’œil du sujet tout en créant un effet de dissolution. Le dispositif rappelle celui du récent Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Weber (2021) et produit une déréalisation du monde qui nous plonge dans un état proche de l’hypnose.
Mais cet œil ubiquiste et tout-puissant est doté d’un effet pervers. Comment Shahin peut-il savoir s’il n’est pas observé à son tour ? L’ubiquité devient panoptique. Introduit et imaginé par Jeremy Bentham, puis popularisé par Michel Foucault, le panoptique est ce dispositif (sa forme la plus primaire étant une grande tour au milieu d’une prison, conférant au garde invisibilité et possibilité d’observer toutes les cellules) qui produit chez le détenu l’effet d’une surveillance permanente. C’est ce qui permet, d’après Foucault, d’assurer “le fonctionnement automatique du pouvoir”.
La beauté étrange et nappante des images (comme dessinées au fusain, certaines séquences rappellent celles du cinéma primitif) se retourne sur elle-même et devient glaçante. Ce que Shahin pensait un pouvoir devient une malédiction. Car dans un monde caractérisé par la profusion d’images et la surveillance généralisée, le voyeur n’aura jamais la preuve certaine qu’il est le seul à détenir ce privilège.
Ailleurs, partout d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter (Bel., 2021, 1h03). En salle le 1er décembre.