Une leçon d’intelligence de mise en scène par un cinéaste aussi rare que passionnant. A partir de l’opéra Le Violon de Rothschild, Edgardo Cozarinsky construit un film comme une série de rencontres à travers le temps et l’espace : rêve et réalité, faits historiques et fantasmes, élève et maître, morts et vivants, musique et guerre, […]
Une leçon d’intelligence de mise en scène par un cinéaste aussi rare que passionnant. A partir de l’opéra Le Violon de Rothschild, Edgardo Cozarinsky construit un film comme une série de rencontres à travers le temps et l’espace : rêve et réalité, faits historiques et fantasmes, élève et maître, morts et vivants, musique et guerre, Russie stalinienne et culture juive…
Le Violon de Rothschild est un drôle de film, un objet singulier qui fait figure d’ovni dans le ciel à la fois peu fréquenté et tristement nuageux des sorties de la semaine. Son auteur, Edgardo Cozarinsky, est adoré de quelques-uns mais ignoré du plus grand nombre. Juif argentin, né en 1939 à Buenos Aires, parisien depuis 1974, éternel explorateur des confins de la mémoire, Cozarinsky est un cinéaste rare, avec tout ce que ce mot implique de passion et d’exigence. En 1981, La Guerre d’un seul homme, rencontre entre les Journaux parisiens d’Ernst Jünger et les actualités filmées de Vichy, repensait l’utilisation des images d’archives et proposait une vision nouvelle de l’Occupation. Tout récemment, Citizen Langlois, portrait entre rêverie et réalité du fondateur de la Cinémathèque française, démontrait encore la virtuosité de Cozarinsky à interroger le passé pour tenter de comprendre le présent. Il se penchait sur la passion d’une vie (sauver les films, les montrer, les garder vivants) afin d’écrire un nouveau chapitre de sa propre biographie d’exilé accueilli à écran ouvert par le dragon généreux de la colline de Chaillot. Comme ses prédécesseurs, ce Violon de Rothschild est une succession de rencontres à travers le temps et l’espace avant même d’être un film.
Mais essayons de suivre les fils de l’écheveau. Le Violon de Rothschild est d’abord une nouvelle de Tchekhov. Elle a servi de base au livret d’un opéra oublié avant d’être connu, œuvre unique d’un élève de Dimitri Chostakovitch, Benjamin Fleischmann, mort en défendant Leningrad assiégé. A l’occasion d’un cycle Chostakovitch sur France Musique, Cozarinsky entend pour la première fois Le Violon de Rothschild. « Le projet a pris forme sans que je m’en rende compte, il s’est peu à peu imposé à moi de l’intérieur. En entendant l’opéra à la radio, alors que je n’avais jamais entendu le nom de Benjamin Fleischmann, je me suis dit que ça ressemblait à de la très bonne musique de cinéma de Chostakovitch, pas les choses qu’il faisait de la main gauche pour les films de propagande staliniens. Je me suis demandé qui était ce Fleischmann et pourquoi cet opéra avait été orchestré par Chostakovitch. Comme un détective privé, j’ai remonté la piste Fleischmann. Qui était cet homme ? Pourquoi est-il inconnu ? »
Cozarinsky entreprend des recherches et découvre le lien qui s’est noué entre Chostakovitch (le grand compositeur soviétique, le héros national protégé par Staline, l’auteur de la 7e symphonie, hymne patriotique à la gloire de l’URSS en guerre contre le nazisme) et Benjamin Fleischmann (son élève juif, mort en héros anonyme alors que Chostakovitch avait été évacué à Samara, loin du front). De Leningrad assiégé, juste avant de mourir en 1941, Fleischmann fait parvenir à son maître la partition du Violon de Rothschild. Celui-ci va l’orchestrer et la compléter. Dès lors, il n’aura de cesse de rendre justice à la mémoire de son élève. Mais, malgré tout son prestige, il se heurtera aux autorités qui voient d’un mauvais œil son enthousiasme pour une œuvre « cosmopolite et sans racines » (comprendre « juive ») Tchekhov ou pas, martyr de l’URSS ou pas. Finalement, l’opéra de Fleischmann sera joué à Leningrad en 1968 et aussitôt interdit pour « propagande sioniste ». Il faudra attendre 1983 pour que l’œuvre soit enfin enregistrée. Dans cette longue histoire de transmission et de fidélité, d’influences réciproques entre l’élève et le professeur, Cozarinsky retrouve des résonances profondes avec ses propres obsessions de cinéaste. « En empilant les documents, j’ai fait une hypothèse poétique : de l’autre monde, un élève disparu envoie à son maître quelque chose qui va lui permettre l’accès à une tradition musicale qu’il ne connaît pas. Cette idée me touche beaucoup, l’idée que les morts sont près de nous, qu’on vit parmi eux, mais pas d’une façon sinistre ou sentimentale. Je dialogue souvent dans ma tête avec des gens que j’ai connus et qui ne sont plus là. En vieillissant, on s’aperçoit qu’on connaît autant de morts que de vivants. »
Le Violon de Rothschild devient donc un film d’Edgardo Cozarinsky. Divisé en trois parties, il montre d’abord la relation Chostakovitch/Fleischmann au conservatoire de Leningrad, puis leur correspondance, avant de mettre en images l’opéra et de suivre Chostakovitch après-guerre dans ses vains efforts pour faire reconnaître le travail de son disciple. « Toute la correspondance est inventée. De toute façon, c’était une correspondance mentale, purement imaginaire, puisqu’ils savaient que ces lettres ne passeraient pas, à cause du blocus de Leningrad. Contre la mythologie de l’artiste engagé, ces lettres me permettaient de montrer deux types qui ne pensent qu’à la musique au milieu de terribles bouleversements historiques. Pour Fleischmann, finir son opéra était aussi important que son engagement dans les brigades civiles. Ce ne sont pas des héros Chostakovitch serait plutôt un anti-héros à cause de son implication avec la réalité du stalinisme , mais leur travail passe avant toute autre chose. Je me demande si Chostakovitch ne s’est pas occupé de l’opéra de Fleischmann en réponse au souffle patriotique de sa 7e symphonie. Car celui qui meurt en défendant Leningrad, c’est son petit étudiant juif, c’est Fleischmann. Je pense que le travail de Chostakovitch sur Le Violon de Rothschild est la partie cachée de la 7e symphonie, l’évocation d’un monde juif, déjà disparu, opposé à la grandiloquence patriotique de la 7e. »
A côté de son aspect politique, de la description jamais outrée et qui échappe à toute la lourdeur des habituelles « reconstitutions historiques » du stalinisme triomphant, Le Violon de Rothschild est aussi une leçon de cinéma « musical », la démonstration que les images et la musique peuvent dialoguer harmonieusement, sans que les unes écrasent l’autre ou l’inverse, en évitant l’illustration et l’académisme. « Ce qui m’intéressait, ce sont les rapports Chostakovitch/Fleischmann et leurs liens autour du Violon de Rothschild. Donc, pour raconter l’histoire de ces rapports, il fallait mettre en scène l’opéra, mais comment ? Je me suis dit qu’il fallait que l’opéra de Fleischmann soit rêvé par Chostakovitch, quand il en reçoit la partition à Samara. » Pour Cozarinsky, la partie consacrée à l’opéra est aussi une façon de proposer une alternative intelligente aux grands-messes culturelles de l’opéra filmé, chères à Toscan du Plantier et cauchemar absolu des cinéphiles comme des mélomanes. En faisant jouer les personnages du Violon par des acteurs, et non par des chanteurs, il échappe aux lois de la pesanteur opératique et retrouve une liberté de mise en scène, un allant qui sert à merveille le lyrisme tendre de la musique de Fleischmann. « J’ai la production Erato en horreur. La seule justification de ces films-opéras, ça aurait été de faire chanter les chanteurs en direct. Si les airs sont chantés en play-back, quel est l’intérêt de filmer les stars de l’opéra ? L’idée, c’est de faire plaisir au public en filmant en gros plan ses chanteurs préférés. Et je dois me taper Ruggero Raimondi dans Boris Godounov ou Barbara Hendricks dans La Bohème ! Moi, au contraire, je voulais absolument assumer le play-back. J’ai fait mimer le chant aux acteurs ou bien je l’ai mis comme un soliloque intérieur. Je ne voulais surtout pas que les acteurs jouent réaliste, je tenais à ce qu’ils retrouvent la mimique du cinéma muet. Leur faire mimer le chant devenait une tentative d’échapper au jeu naturaliste. On disposait des haut-parleurs sur les lieux du tournage, un peu partout dans la nature, et les acteurs écoutaient la musique tout en jouant. »
Autre élément qui fait de ce Violon de Rothschild une totale réussite : l’utilisation des documents d’archives. « Ce qui m’intéresse, c’est la mise en conversation des archives avec les images que l’on tourne. Car il y a toujours un côté documentaire dans ce qu’on tourne, même si c’est de la fiction. Quand on voit Norma Shearer dans Marie-Antoinette, on voit moins une fiction historique qu’un documentaire sur la MGM en 1938. Ce qui me frappe toujours, c’est ce côté documentaire de la fiction et son inverse, le côté fictionnel du document, tous les embryons de fictions que les images d’archives recèlent. J’ai toujours le sentiment que les faits sont ailleurs, que ce que nous montrent les actualités est toujours trafiqué. Quand la caméra cadre quelque chose, elle en exclut une autre ; quand le commentaire dit quelque chose, c’est pour en taire une autre. Moi, je recherche les regards dérobés, les incertitudes qui subsistent dans le documentaire puis je cherche les résonances possibles avec les images du tournage. » Dans une des scènes les plus bouleversantes du film, Chostakovitch (passablement désabusé et plus du tout « dans la ligne ») revient dans un cinéma de Leningrad. Sur l’écran, il voit des artistes occidentaux chanter les louanges de Staline. Parmi ces illustres visiteurs, l’acteur et chanteur noir américain Paul Robeson, persécuté pendant le maccarthysme et courageux « compagnon de route », embrasse des enfants blonds dans les rues de Moscou. Ce geste tout simple, Robeson n’aurait pu l’accomplir aux Etats-Unis, encore en pleine ségrégation raciale, mais pour Chostakovitch, qui connaît la réalité du régime stalinien, cette attitude est insupportable d’inconscience et de légèreté. Ainsi, par un léger « déplacement du point de regard » et mieux que bien des « films à thèse », Cozarinsky nous fait ressentir toute l’ambiguïté de l’engagement et comment un « homme de bonne volonté » peut se transformer en un odieux propagandiste. De relais en relais, de croisements en « mises en conversation », par approximations successives plus que par des vérités établies, Le Violon de Rothschild parvient à démêler l’inextricable.