Sous l’aspect vieillot et académique de l’adaptation littéraire soignée, Jane Campion filme un véritable traité du désespoir, l’histoire d’une vie gâchée. Rude tâche que de défendre une œuvre vilipendée par certains confrères, qui n’y voient qu’académisme. Tare rédhibitoire pour eux, pas forcément pour nous, encore qu’elle ne s’applique pas spécialement au film de Jane Campion, […]
Sous l’aspect vieillot et académique de l’adaptation littéraire soignée, Jane Campion filme un véritable traité du désespoir, l’histoire d’une vie gâchée.
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Rude tâche que de défendre une œuvre vilipendée par certains confrères, qui n’y voient qu’académisme. Tare rédhibitoire pour eux, pas forcément pour nous, encore qu’elle ne s’applique pas spécialement au film de Jane Campion, dont les personnages et la narration diffèrent radicalement des conventions. Il est surprenant qu’on ignore le chaos violent qui couve sous les manières de la société victorienne du XIXe siècle. De fait, un film subtil, nettement moins manichéen que La Leçon de piano. Sous les chichis et les froufrous de circonstance, on retrouve l’esprit tourmenté d’Un Ange à ma table et de Sweetie. Il s’agit également du portrait d’une enfant perdue, mais ici son hystérie est interne. Tout en poursuivant les mêmes obsessions, la cinéaste a policé son approche ; elle est passée de l’expressionnisme à l’impressionnisme.
« Attention à ce précieux objet, il a une toute petite fêlure » (« A wee bit of a tiny crack »). Cette phrase entendue dans le film pourrait parfaitement s’appliquer à l’héroïne, Isabel Archer (Nicole Kidman), une jeune Américaine candide qui cherche son bonheur dans la haute société anglaise. Isabel est une jeune femme libre, rendue riche par l’héritage de son oncle, à qui le monde et ses plaisirs devraient logiquement s’ouvrir. Mais ce « wee bit of a tiny crack » la mènera tout droit au chaos… C’est là où le film s’avère passionnant.
Evidemment, on pourrait s’amuser à se demander si l’adaptation est fidèle au roman d’Henry James. Exercice stérile, le vocabulaire byzantin de James étant difficilement transposable à l’écran. Voyons plutôt comment Jane Campion s’approprie l’œuvre. On a parlé de laideur à propos de ce film où ne manque aucune scène attendue (bals, calèches, excursions touristiques, etc.). Mais c’est précisément par cette accumulation de tableaux inhabités que Jane Campion dynamite le genre de l’intérieur aussi sûrement qu’elle avait fait voler en éclats la dramatique familiale avec Sweetie. Les crinolines, les tasses de thé, les demandes en mariage, les récitals de piano sont des leurres. Car Portrait de femme n’est pas une belle histoire d’amour romantique, mais une cruelle parodie d’histoire romantique : la sale petite mijaurée Isabel Archer n’en fait qu’à sa tête, mais tombe dans les griffes du premier aigrefin venu.
C’est l’histoire d’un destin absurde, d’un gâchis complet. On comprend dès lors ce qui peut dérouter dans ce simulacre romanesque où il n’est jamais question de passion mais de confusion des sentiments, de perdition. En un sens, Isabel Archer est une sœur sophistiquée de la Bess McNeill de Breaking the waves. Ce sont des animaux traqués qui seront broyés par des enjeux moraux (ou plutôt amoraux) qui leur échappent. Isabel en reste à ses chimères naïves : elle se voit sur un lit, entourée des trois hommes qui lui font une cour assidue et qu’elle rejette. Mais la réalité, c’est cette main mystérieuse image onirique incise dans un film pseudo-amateur en noir et blanc qui prend possession d’elle ; la main de l’esthète gourmé, Gilbert Osmond (John Malkovich), qui, en l’épousant par intérêt, démontrera par l’absurde l’inanité du libre arbitre de la jeune femme. Mais le plus déchirant reste le constat ultime. Isabel comprend son erreur fatale : elle est soudain persuadée d’avoir en fait aimé Ralph Touchett, son cousin dédaigné (incarné avec finesse par Martin Donovan), seul personnage réellement positif de l’histoire, au moment où il meurt de consomption. Chose remarquable, la cinéaste ne fait pas de ce moment troublant un point d’orgue dramatique. Le cousin meurt et Isabel tombe aussitôt dans les bras d’un de ses anciens prétendants. Illusions, errements, mensonges, simulacres : elle court vers le néant. C’est pour cela que, malgré (mais aussi grâce à) ses maniérismes, sa joliesse superficielle qui peuvent rebuter les amoureux du naturel, Portrait de femme est une œuvre terrible, profondément désespérée…
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