Lorsque L’Ame sœur est sorti, en 1986, il y eut comme une rumeur qui se répandit dans les campagnes : Murnau n’était pas mort, il vivait en Suisse sous le nom de Fredi Melchior Murer. Ensuite, le mythe est tombé : Murer est apparu, on a appris qu’il faisait des films depuis le début des […]
Lorsque L’Ame sœur est sorti, en 1986, il y eut comme une rumeur qui se répandit dans les campagnes : Murnau n’était pas mort, il vivait en Suisse sous le nom de Fredi Melchior Murer. Ensuite, le mythe est tombé : Murer est apparu, on a appris qu’il faisait des films depuis le début des années 60, d’abord expérimentaux puis documentaires. Et au milieu, deux fictions : Zone grise et L’Ame sœur, chefs-d’œuvre visibles ce mois-ci à Beaubourg. Il faut s’y faire : il y a quelqu’un en Suisse qui n’est ni Murnau, ni Buñuel, ni Flaherty, et qui les vaut.
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Qu’est-ce qui vous a amené au cinéma ?
A l’époque où je suivais des cours de dessin industriel à Zurich, il y a eu une grande exposition et rétrospective de cinéma organisée par Freddy Buache. J’ai pu voir tous les grands films de l’histoire du cinéma sur une période assez courte. Avant, je n’y connaissais rien et je suis rentré dans le cinéma comme une sorte de Kaspar Hauser. Les films de Flaherty, Nanouk l’Esquimau et L’Homme d’Aran, m’ont particulièrement marqué comme une fenêtre par laquelle j’ai pu entrer dans le cinéma. Le mélange qu’il opère entre fiction et documentaire m’a montré qu’avec les moyens que j’avais, qui étaient nuls, c’était quelque chose que je pouvais réaliser. Alors que le cinéma hollywoodien était quelque chose d’inaccessible. Je faisais de la photo, de la musique, je peignais. Ce à quoi je pouvais m’identifier n’était pas le vernis hollywoodien, mais un art qui engloberait tout, un art total. Il faut voir ça dans le contexte des années 60 qui connaissaient une grande effervescence dans les arts, notamment en peinture avec l’action painting, le tachisme. Et le cinéma n’était qu’un aspect de cette ambiance.
Cette influence de Flaherty n’apparaît dans vos films que bien plus tard, tandis que votre période expérimentale est placée sous le double signe du surréalisme et de l’underground américain.
Oui, ça m’a rattrapé lorsque j’ai commencé à faire des documentaires. En fait, au début, je voulais apprendre le métier et je refusais de faire une école de cinéma. Je n’aime pas l’école. Chaque film que je faisais était une expérimentation d’un aspect du cinéma, c’était un apprentissage, je ne les faisais pas pour un public. Ces films se faisaient avec des amis, sans argent et en un week-end.
Un de vos premiers films, Sylvan, est un hommage au cinéma, on y assiste à une étrange collision entre Dreyer et Hitchcock.
C’est un mélange d’hommage et d’imitation car j’ai fait ce film à l’époque où je vivais à Paris et que je voyais quatre films par jour à la Cinémathèque j’étais imbibé de cinéma à ce moment-là. Ma seule école de cinéma fut le cinéma. Ce que l’on peut voir sous le titre de Sylvan n’est qu’une petite partie d’un film de quatre heures dont je suis le seul à posséder la copie. Dans Sylvan, un seul personnage joue cinq rôles et je voulais donner l’illusion, par le découpage, qu’il y ait cinq personnages présents en même temps.
Vous êtes un Suisse Allemand. Dans les années 70, vous sentiez-vous en phase avec le jeune cinéma allemand ?
Je ne pense pas avoir une parenté d’âme avec le cinéma allemand, bien que j’aime beaucoup certains films comme le Kaspar Hauser d’Herzog. Outre Flaherty, Buñuel a été l’une de mes influences majeures. J’étais très révolté par la religion, par mon éducation, et Buñuel m’a aidé à me détacher de ça. L’autre père fut Fellini, qui m’a aussi permis de me libérer de cette lourdeur catholique.
Pourquoi avez-vous réalisé un film en aveugle, Vision of a blind man ?
D’habitude on prend une image puis on fait le son ; j’ai inversé le processus et me suis orienté grâce au son. Des amis m’emmenaient dans des lieux et je filmais les yeux bandés tout en racontant ce que j’imaginais voir. Il s’agissait de transgresser les règles des beaux-arts, toujours fondées sur un cadrage très esthétique du monde ; je voulais remplacer cette vision par un principe de hasard et voir si, par ce biais-là, on pouvait vraiment trouver de nouvelles images. Des choses amusantes se sont passées : par exemple, je voulais filmer un couple d’ouvriers italiens avec qui j’avais parlé et dont je voulais voir les visages. Mais comme je les filmais en plongée afin d’avoir également les pieds, eux se sont mis à genoux car ils craignaient de ne plus être dans l’image (rires)… Ça montre aussi à quel point les gens ont envie d’être dans l’image, acteurs y compris.
Vingt ans après avoir fait ce film en aveugle, vous en avez fait un sur les aveugles.
Un matin, je voyais un aveugle traverser la rue avec son bâton blanc et je le regardais en me demandant comment ce serait pour moi, homme visuel, de passer ma vie dans l’obscurité. Je suis rentré chez moi et, le même jour, une femme qui avait un élevage de chiens d’aveugle m’a demandé si je ne voulais pas faire un film sur les aveugles qui vivent avec des chiens. Cette coïncidence m’a vraiment troublé et c’est pourquoi j’ai accepté cette commande alors que normalement je n’en fais jamais.
Comment vous est venue l’idée de faire Ce n’est pas notre faute si nous sommes des montagnards ?
J’ai rompu avec la Suisse après mon film Swissmade, un film de science-fiction qui a été fait presque sans argent et qui a connu un écho extrêmement agressif tellement agressif que j’ai quitté le pays pour m’installer en Angleterre. Là-bas je travaillais sur le projet d’un film sur les traces de Nanouk. Pendant ces préparatifs, mon père est mort et je suis retourné en Suisse. Des centaines de paysans des montagnes se sont réunis pour les funérailles et, ce qui m’a frappé, c’est qu’ils étaient comme les Esquimaux. Je me suis dit « Pourquoi aller au pôle Nord alors que les Inuits sont ici ! » Mon père avait un petit hôtel et à chaque fois qu’un de ces paysans avait un problème administratif à régler, il venait chez lui. C’est pour ça qu’ils étaient venus si nombreux à l’enterrement. Ça a été une rencontre post mortem avec mon père à travers les histoires que ces paysans m’ont racontées, et aussi une sorte de réconciliation avec lui. Il y a eu ce mouvement où le père et la patrie ont formé un mélange dont j’ai dû m’extirper. Après la mort du père et cette rencontre avec les populations autochtones, j’ai pu me réconcilier avec moi-même.
Les paysans sont regardés de haut par les autres Suisses, on pense qu’ils sont primitifs, qu’ils ne savent pas parler, et moi j’avais eu une expérience à l’école qui m’avait terrorisé parce que j’étais dyslexique : cela m’a amené à me sentir beaucoup plus proche de ces personnages des montagnes. Au moyen du film, je voulais leur redonner un langage, afin qu’ils soient entendus du public. Contrairement aux scientifiques et aux ethnologues qui parlaient des paysans à leur place, il n’y a pas ici un mot de commentaire, tout est dit par les paysans eux-mêmes.
A la fin des années 70 régnait en Suisse un climat de surveillance que j’ai perçu avec une sorte d’intuition sismographique, et j’en ai tiré le film Grauzone (Zone grise). En fait, ce climat s’est révélé quelque dix années plus tard par le scandale des fiches. Des personnalités de la vie publique, affiliées plus ou moins à la gauche, avaient été fichées. Grauzone était en quelque sorte un indice de ce climat, et il a d’ailleurs soulevé de grandes vagues d’agressivité contre ma personne ; on me traitait de paranoïaque et on m’accusait de donner une image négative de la Suisse.
Etes-vous maintenant réconcilié avec la Suisse ?
Lorsque je voyageais, les gens me faisaient souvent remarquer que ma manière d’être et de penser était typiquement suisse, alors j’ai dû me résigner à penser que ce que je rejetais avec tant de véhémence était une partie de moi-même. Je ne pouvais pas échapper à mes origines. J’ai beaucoup voyagé, en Inde, au Japon, j’ai vu beaucoup de beaux paysages et je me suis souvenu qu’en Suisse ils étaient beaux aussi et le paysage n’était pour rien dans le fait qu’il y ait des Suisses là-dedans. Je suis retourné en Suisse vers ce paysage et non pas vers les gens qui y vivaient.
Un film comme L’Ame sœur est-il intrinsèquement suisse ?
Je suis implanté en Suisse mais mon orientation est le cinéma international. De même qu’un écrivain comme Max Frisch, je suis complètement enraciné dans ce pays. Si l’on veut qu’un film transgresse quelque chose, il est important qu’il soit ancré dans une réalité alors que les films « euromix » ne viennent de nulle part et n’intéressent personne. La patrie du cinéma, c’est l’écran, mais la matière vient toujours d’un pays d’origine. Un film auquel on ne croira pas dans son pays de production, on n’y croira pas non plus ailleurs. L’histoire de L’Ame sœur a une inspiration de tragédie grecque, mais sur le plan ethnographique, elle est si précise, si concrète, que des spectateurs sont allés voir dans la montagne parce qu’ils croyaient que les personnages du film existaient réellement. Ce film a eu un grand succès au Japon, un critique a même écrit que c’était le film le plus japonais qu’il ait vu depuis des années. L’Ame sœur a eu 300 000 spectateurs en Suisse, ce fut un des plus grands succès du cinéma suisse.
Vous travaillez beaucoup l’idée de transgression, elle traverse tous vos films.
Max Frisch dit qu’on écrit toujours le même roman, et je citerais Goethe qui disait « On croit pousser mais on est poussé. » Il y a une composante inconsciente dans ce que je fais. Mais souvent, c’est le regard des autres qui découvre des connexions dont je n’avais pas conscience entre mes différents films. Un film se fait avec des nécessités économiques, émotionnelles, des colères qui poussent à travailler, et puis des ambitions esthétiques, la volonté de faire une œuvre qui tient. Mais la cohérence d’une œuvre n’est visible que rétrospectivement. Mes choix, y compris ceux des acteurs, sont souvent imposés par ces 9/10es de l’iceberg qui sont immergés et que l’on ne maîtrise pas. C’est exactement comme lorsqu’on tombe amoureux.
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