Sur fond d’immigration clandestine, un gamin trahit son père pour retrouver sa part d’humanité. Déjouant magistralement toutes les embûches d’un sujet piège bons sentiments, humanisme démonstratif, manichéisme , Luc et Jean-Pierre Dardenne tirent leur matériau réaliste vers la fiction la plus haletante grâce à la stylisation d’une mise en scène à la fois brute et survoltée, ne jugeant jamais ce qu’elle montre et plaçant le spectateur en état d’alerte permanent. La Promesse est ici largement tenue.
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La Promesse commence par nous montrer une scène banale pour dévoiler aussitôt sa face cachée. A une station-service, une femme âgée fait le plein ; elle s’aperçoit de la perte de son porte-monnaie, l’adolescent qui l’a servie fait mine de compatir. Au plan suivant, on le voit enterrer le produit de sa rapine. Pourtant, le patron paternaliste paraît sortir d’un film du Front populaire. On se dit alors que La Promesse risque de s’engluer dans les conventions communes de la dénonciation sociale, du naturalisme grossier et du manichéisme. Le film échappe à tous ces travers pour trouver une voie absolument originale, quelque part entre la fable initiatique et la chronique de la jeunesse massacrée, partant de L’Enfance nue de Pialat pour arriver à Moonfleet de Lang et retour.
En cours de projection, on voit arriver le prochain écueil (gros sabots, larmes de mauvaise qualité, bons sentiments et mauvais cinéma) qui pourrait fondre sur le film et, à chaque fois, on découvre stupéfaits une victoire au lieu d’un naufrage. Filmés par des cinéastes moins doués que les Dardenne, le sujet et les situations de La Promesse auraient pu provoquer un désastre pour patronage. On assiste donc à un parcours d’obstacles qui devient un miracle permanent.
Au début, Igor est présenté comme entre deux : entre légalité et délinquance, entre enfance et âge adulte, entre deux figures paternelles, son patron et son père. Mais on s’aperçoit vite qu’il a déjà basculé de l’autre côté, qu’il n’appartient plus au monde visible mais à un univers souterrain : celui du travail clandestin. Caméra à l’épaule, filmage chahuté, pas de temps à perdre en joliesses, pas d’énergie à gaspiller, les Dardenne suivent Igor jusque dans l’œil du cyclone. Il est au centre de toutes les magouilles, le témoin et le protagoniste de toutes les arnaques.
Son négrier de père est un monstre terriblement ordinaire, l’incarnation rougeaude et transpirante de la banalité du Mal. Pour accéder à ses rêves de petit propriétaire et les transmettre à la chair de sa chair, le père Roger parque des clandestins dans des taudis. Pas une seconde sa conscience ne le tourmente. Dans son genre, c’est « une force qui va » toujours vers le pire. Mais le portrait n’est jamais à charge. Roger est aussi un bon père, soucieux du bonheur de son fils, un brave type en même temps qu’un sale type, comme tous les salauds.
Cette première partie est la plus impressionnante. On voudrait qu’elle ne s’arrête jamais, qu’aucune intrigue ne vienne la figer, tant son inquiétude toujours aux aguets, à la fois brutale et aérienne, nous venge des certitudes pesantes du cinéma de « dénonciation sociale ». De ce point de vue, La Promesse est plus efficace que cent reportages, même bien faits, consacrés à la triste condition de travailleur clandestin. Il faudrait le projeter à Jean-Louis Debré.
Pris au milieu de flux contradictoires, partagé entre l’habitude de l’injustice absolue et le désir encore vivace de la corriger, déjà proie et bientôt chasseur, l’adolescent est un double trafiquant. Fils de son père, il en est l’héritier désigné, sa descendance forcément monstrueuse, le futur dépositaire de l’horreur quotidienne ; mais il est aussi un enfant fasciné par le spectacle de la diversité du monde. Tout en appliquant les consignes se faire un maximum de fric, à n’importe quel prix , il découvre une sphère nouvelle derrière chaque porte. Si la souffrance et la misère sont partout, il est frappé par la rigidité digne qui émane de certains visages. Lui qui n’est que recherche d’attitudes celles qui singent Roger, celles qui laissent entrevoir un peu de compréhension, celles du bon garçon travailleur et celles de l’ado épris de vitesse, quelle est la bonne ? , il fait l’apprentissage d’une certitude unique. Celle, têtue et parfois amère, de ces clandestins qui veulent rester des hommes, malgré les coups et les humiliations. Alors, Igor devient d’abord un voyeur ému du malheur qu’il fait subir aux autres, puis un menteur. En jurant à un accidenté du travail au noir de veiller sur sa veuve et son enfant, il fait le premier pas vers son propre affranchissement. Mais cette promesse implique un mensonge qui va peu à peu le détacher de son père. Il est synonyme d’une liberté nouvelle en même temps que l’antidote aux leurres vicieux qu’envoie Roger. Symboliquement, mais ce symbole passe comme une lettre à la poste grâce à la puissance agitée de la mise en scène, il lui faudra attacher son père pour garantir la fuite de ses protégés.
Ce scénario un adolescent belge réintègre l’humanité en sauvant une femme et un enfant noirs, rien que ça ! était propice à toutes les catastrophes. Mais même s’il est permis de préférer le premier tiers du film, dont toute démonstration est absente (ça va trop vite !), force est de constater que les Dardenne ont trouvé la distance exacte pour saisir leurs personnages. A travers une Belgique baudelairienne, très laide donc, ils nous proposent de suivre une séparation de corps un fils quitte son père en même temps qu’une radiographie de l’abjection tranquille.
Cette réalité poisseuse et glauque, les Dardenne la sculptent en même temps qu’ils la saisissent. Jamais apaisée, tanguant entre deux vérités, deux mensonges, écartelée tel Igor entre deux fidélités (au père et à l’homme mort, au documentaire et à la fiction), leur mise en scène parvient au point d’équilibre sans se figer pour autant. Dès qu’une vérité fait mine de s’installer, elle vient aussitôt la déranger ; quand on est tentés de juger un personnage, de le faire entrer dans une grille, elle fait voler en éclats nos certitudes.
Frédéric Bonnaud
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