Les cultes Trans Musicales sont de retour, du 1er au 5 décembre 2021 à Rennes. On fait le point sans filtre avec le cofondateur du festival, Jean-Louis Brossard.
Cela fait désormais 42 ans que les Trans Musicales vivent une belle histoire d’amour avec Rennes, dont elles ont grandement participé à construire la mythologie rock.
Leur cofondateur, Jean-Louis Brossard, devenu aussi culte que son festival, a le cheveu blanc mais aucune envie de lâcher l’affaire, qui consiste à programmer des artistes souvent inconnu·e·s dans divers lieux, principalement de grands halls battus par le froid glacial du mois de décembre.
Peu importe, la difficulté de “faire les Trans”, comme on dit, participe de sa superbe. Il faut accepter d’errer dans le froid et la fatigue, simplement porté·e par l’amour de la musique live et de la découverte. Accepter de ne pas voir ce que l’on avait prévu de voir, mais, potentiellement, de se faire agréablement surprendre par un groupe dont on n’avait jamais entendu parler.
Cette proposition toujours aussi inédite dans le paysage des festivals français revient du 1er au 5 décembre avec l’immense Andrea Laszlo de Simone, une carte blanche à Lujipeka, les coups de coeur Wet Leg, Molly Lewis, ou encore Gwendoline. On retrouve donc à Paris Jean-Louis Brossard, toujours aussi passionné et anti-compromis, fou de musique et incapable de se consacrer à autre chose qu’à ce qu’il sait bien faire : son festival.
Te souviens-tu de ta première édition, il y a donc 42 ans ?
Jean-Louis Brossard – Très, très bien. C’était à la salle de la Cité au mois de juin 1979. Il y avait un groupe qui s’appelait Excès de zèle. Un rideau fermait la scène. Le groupe était prêt à jouer mais le chanteur, lui, non. Il buvait des litres d’eau. Je pense qu’il avait picolé… “Je ne veux pas y allleeerrr !” Il pleurnichait à moitié et son groupe attendait.
J’ai demandé à ce qu’on ouvre les rideaux, et avec un pote, on a balancé le chanteur sur scène, littéralement. Il a pris le micro et a repris You Really Got Me des Kinks. Et c’est passé. Il y avait aussi Entre les deux fils dénudés de la dynamo, un groupe dont Daho aurait fait partie mais lui-même ne s’en rappelle pas… C’était une sorte de performance. Et puis surtout Marquis de Sade ! Boom, le début de la grande histoire rennaise : un festival, un groupe.
Le public comprend ce que vous proposez à l’époque ?
On ne s’est pas posé la question. C’était la musique qu’on écoutait en 1979. J’étais allé en 1977 au festival de Mont-de-Marsan, et j’allais très souvent à Londres. J’étais dans ce côté musique rock, avec Père Ubu, Patti Smith, Buzzcocks, toute la bande. Je collectionnais les 45 tours. Je passais des heures chez les disquaires. Début 1970, il ne se passait pas grand chose à Rennes. On voyait quand même Gong, Magma, CAN, mais il fallait aller vers Rouen, et Paris, où les groupes déboulaient d’Angleterre par le ferry.
Cette énergie du rock a été portée par les Trans, Marquis de Sade et Fracture. Alors que le groupe qui nous avait prêté la sono et grâce à qui on a pu faire le festival, car on n’avait pas de sous, s’appelait Oniris. Ils ont fait un album. Le chanteur était en toge blanche avec une mouette empaillée à la main et clamait : “Je suis schizo, je suis schizo…”
Pourquoi monter un festival ? Vous auriez pu vous contenter d’organiser des concerts ponctuellement ?
Au départ, ce n’était pas un festival mais deux soirées à la salle de la Cité avec des groupes qu’on aimait, qu’on voyait à la MJC La Paillette, des mecs qui venaient chez moi ou chez Hervé Bordier. Ça s’est passé en juin 1979, mais on n’avait pas pensé du tout à le refaire. D’autant que tout le monde avait un job et que Béa [Béatrice Massé, cofondatrice des Trans, ndlr] et moi, on était à la fac. Mais on est revenu en 1980, en hiver. Les gens avaient envie, des groupes venaient nous voir. C’était du pur bénévolat. Il n’y avait pas un DA, un régisseur technique… Tu faisais la sécu, les casse-dalles, tu montais la sono…
Ça te manque, ce côté DIY ?
Je suis toujours en mouvement pendant les Trans. J’essaie de tout voir. Je ne peux pas me faire accaparer par les gens au bar VIP. Je me consacre entièrement à la musique qui se passe pendant mon festival. Je ne fais des interviews qu’entre 14 h et 16 h. Et je ne peux faire ça que grâce à l’équipe.
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Tu notes ce que tu vois ? Conserves-tu des traces écrites ?
Non. J’aime raconter mes histoires comme ça. Je raconte souvent Moondog aux Trans. Pour beaucoup, je suis l’homme qui a connu l’homme. Il reste une énorme référence musicale pour plein de gens. Tu vois Drenge ? Un duo irlandais je crois. J’ai passé trois heures avec le batteur qui avait cinquante ans de moins que moi à parler de musique, et on a parlé de Moondog qui est passé aux Trans en 1986.
Quel souvenir en gardes-tu ?
Il me faisait marrer. Et je le trouvais touchant. Il avait une espèce de corne de brume dans laquelle il buvait. Il me reconnaissait à l’oreille dans un couloir. C’est vrai que je sifflote souvent.
Tu sifflotes quoi ?
J’en sais rien. Ça peut être des morceaux ou des trucs comme ça. Ou alors il reconnaissait ma chienne Sylvia.
Comment as-tu connu Moondog ?
En achetant le disque Moondog en Angleterre. C’est une pochette qui m’a toujours fasciné, je me suis toujours demandé ce que c’était que cette musique. Je ne le trouvais pas en France.. C’était peut-être à la fin des années 1970, j’ai fait un petit tour à Londres et hop, je l’ai vu. Je l’ai acheté et écouté de retour à Rennes. On a tous trouvé ça super et on s’est demandé si le mec était toujours vivant. En fin de compte, toujours vivant.
On a contacté un mec qui s’appelle Jean-Jacques Lemêtre qui avait déjà bossé avec lui pour un concert pour Radio France. On est allés avec Hervé et Béa chez lui, à côté de Paris. Il avait une collection d’alcools incroyable. Il avait de très bonnes rillettes et dessus, il mettait des oignons grelots. Depuis, je ne peux manger des rillettes qu’avec ces oignons ! C’est une chose qu’il m’a apprise.
Ensuite on a rencontré l’Orchestre de la ville de Rennes et on a pris des musiciens additionnels. Il fallait une pianiste, une clarinettiste… Chez Moondog, tout est écrit. En revanche, son concert a été un drame. Une équipe de télé était venue le filmer pour un doc. Ils avaient tourné à Brocéliande, et devaient aussi filmer une partie du concert.
Et puis à un moment du concert, je vois un violoniste monter dans une loge et se mettre à jouer hyper faux. L’orchestre s’arrête et les musiciens quittent la scène. Pourquoi ? Parce que l’orchestre ne devait être filmé que 20 minutes, et l’équipe de tournage avait débordé. Les musiciens ont donc voulu protester… C’est dingue quand même ! Les mecs jouaient avec Moondog, un compositeur vivant… On a annulé la date du lendemain, ce que je regrette énormément. Ça a été un traumatisme pour l’orchestre. Certains musiciens ont été dépassés par le truc, se sont levés pour faire comme les autres et ont regretté…
As-tu déjà perdu tes moyens ?
Je me suis vraiment énervé une fois avec le manageur de Bootsy Collins. N’importe quoi. Pire concert que j’ai fait de ma vie. Avant de monter sur scène, le mec demandait à ce qu’on lui rembourse encore un jambon-beurre qu’il avait mangé deux jours avant à Paris. Dans le groupe, il y avait Maceo Parker, Gary Shider… Le jour du concert, c’était une cata, je me suis barré. Ils étaient cokés mais alors… Funkadelic quoi, cette bande-là. J’ai failli lui en coller une.
C’est des trucs de petit pouvoir de petit merdeux et le résultat final était horrible. Quelques années plus tard, j’ai programmé Drugs, un groupe franco-américain avec cinq, six guitaristes sur scène, mais très cool, atmosphérique, beau. Je me souviens qu’il y avait Gary Shider et quand il est sorti de scène, il m’a serré dans ses bras. Une autre fois à l’Ubu, Maceo Parker m’a dit : “C’est le plus mauvais concert que j’ai fait et je n’y suis pour rien.”
Tu as de la lassitude parfois ?
Non. Pourquoi serais-tu lassé d’écouter de la bonne musique ? Je défends ces musiques bec et ongles.
Pourquoi as-tu choisi le live ? Tu aurais pu te tourner vers la musique enregistrée…
Les disques j’aime ça, je les achète. On avait monté notre label avec Béa et Hervé, Trans records, mais ça s’est terminé en queue de poisson donc je suis un peu vacciné. Mais si je peux filer un coup de main, trouver un agent, un manager, un tourneur, ou donner des conseils, bien évidemment. Je suis là pour aider. C’est ce que j’aime faire.
Le premier concert auquel tu t’es rendu ?
Un des premiers, c’était Alan Stivell en 1971 à la salle de Robien à Saint-Brieuc, où j’étais au lycée. Je suis arrivé à Rennes en 1972-1973. Je l’ai programmé aux Trans ensuite sur Brian Boru, mon album préféré d’Alan. Il a fait de super disques mais celui-là, produit par Martin Meissonier, était vraiment bien, avec des cornemuses écossaises. Comme j’adorais cet album, je l’ai montré aux Trans alors que c’était pas très nouveau…
Tes parents te payaient tes places de concert ?
Oui, j’avais un peu d’argent de poche.
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Au départ, tu es passionné de rock. Pourquoi les Trans sont sorties du rock ?
Elles le sont dans l’esprit. Il y a toujours eu de la marge aux Trans. Cette année il y a des ovnis, comme Masma Dream World par exemple, une chanteuse étonnante qui ne va pas plaire à tout le monde, avec ses incantations sur une musique électronique barrée. Ça tient plus de la performance. Mais c’est ce que j’aime dans les Trans. Beaucoup de gens ne voient pas ce qu’ils étaient venus voir. Ils restent parfois scotchés sur toute autre chose.
C’est ce que tu attends ?
Je n’attends rien ! J’attends que ça me plaise à moi ! [Rires.] Il y a très peu d’artistes que j’ai déjà vus avant, à part la scène rennaise et deux, trois groupes. Mais je découvre tout avec le public. J’aime découvrir des BCUC en direct.
Comment programmes-tu des groupes que tu n’as jamais vus avant ?
Tu peux trouver des images live sur les réseaux sociaux. Tu connais leur formation donc tu peux aussi imaginer ce à quoi ça peut ressembler. Tu regardes s’il y a un lead singer par exemple, tu regardes les looks, les attitudes. Une image peut te donner envie d’un groupe. C’est ça aussi parfois, la jeunesse, le rock. Ça, j’aime bien. Je n’aimerais pas avoir tout vu. Je connais des gens qui ont besoin d’avoir vu tout ce qu’ils bookent, mais pas moi.
Quand Portishead a joué aux Trans, je n’aurais pas pu les voir avant puisque c’était leur premier concert en France, à l’Ubu. Boom. Et puis ça repose sur une architecture. Quand j’ai 20 groupes par exemple, je commence à les répartir et à constituer une grille de programmation. Là par exemple, au parc, cette année, tu pourrais ne rester qu’au hall 3 ou au 8. Mais les gens se baladent et c’est super.
Il y a une cohérence d’ensemble que moi je vois clairement, mais personne ne va vivre la même chose. Je travaille avec Mathieu Gervais, qui est plus hip hop et musiques électroniques. On fait un bon travail. On va sur les festivals tous les deux. Quand on écoute la prog du Great Escape par exemple, c’est chacun de son côté. On écoute genre 400 artistes et on met des croix sur ce qu’on va voir. Parfois on est raccord, parfois non.
C’est important, pour toi, le Great Escape ?
Quand il a lieu, oui ! Mais je trouve tout de même que c’est moins intéressant musicalement… Ça reste un peu new R&B. Les mecs ne vont pas dans certains endroits. Aujourd’hui, la notion de groupe disparaît. C’est un mec ou une meuf, bref une seule tête. Alors qu’il y en a plein, des groupes. Mais il faut aller les chercher. Maintenant, on a un groupe qui explose par an : Shame, Idles, Fontaines D.C., que tu vas retrouver sur tous les festivals de France. Ce sont de bons groupes, mais il y en a sûrement plein d’autres.
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Pourquoi refuses-tu désormais les têtes d’affiches ?
On l’a fait avec les Fugees. C’était pour remplir le jeudi. Il y avait un best of qui sortait. C’était marrant, mais bon, pas dingue. Le son n’était pas bon. Alors qu’ils sont trente sur la route… pour rien. Parfois, la connerie du monde… À part aussi les Beastie Boys, qui me devaient une annulation dix ans auparavant et qui sont revenus jouer dix ans après, jour pour jour. Réglo ! Stromae est né à l’air libre donc il est revenu quand ça cartonnait. Comme les Daft Punk, que j’ai programmés deux fois.
Cette année, c’est Andrea Laszlo de Simone qui est ultra attendu. Comment l’as-tu découvert ?
Par son disque, Immensità, que j’ai acheté à Blind Spot, chez mon disquaire. Il m’en avait parlé. Je l’ai immédiatement tourné en boucle et c’est devenu mon disque de l’année 2020. Cette année, c’est Luna Park de Tankus the Henge qui m’accompagne. C’est un disque super, l’un des rares groupes anglais qui a traversé le Channel pour faire des concerts en France, donc je les ai vus au Run Ar Puns à Chateaulin. C’est un disque que tu écoutes de A à Z, vraiment.
Écoutes-tu la radio ?
Je n’écoute jamais la radio. Je l’ai beaucoup écoutée plus jeune. Je m’endormais tous les jours avec le Pop Club de José Artur, avec mon transistor, dans mon lit. J’ai tout découvert là-dedans, avec les deux premières heures de pop, puis Patrice Blanc-Francard la deuxième heure, c’était plus du blues et du jazz. José Artur n’arrivait qu’à partir de minuit. Je me souviens d’une interview de Nico du Velvet. Il n’a jamais réussi à lui tirer un mot. Rien.
Tout à l’heure, tu m’as immédiatement parlé de Gwendoline. Tu peux nous présenter ce groupe qui passe aux Trans ?
C’est un groupe rennais. Ils sont deux à la base, quatre sur scène. Ça m’a fait penser à un groupe qui n’existe plus, qui s’appelait Rhume. Ça déchirait. C’est parlé, braillé. On n’est pas loin d’une Catherine Ribeiro, d’une Brigitte Fontaine des années 1970 ou d’un Léo Ferré. Les mecs ont de super textes, drôles et tristes. C’est la désespérance. Il y a des guitares un peu Indochine-Bob Morane. Je les trouve particuliers. Ils font une créa spéciale pour les Trans. Ils sont accompagnés par Astropolis, comme Lesneu d’ailleurs. Lui, je ne comprends pas que ça ne décolle pas, parce que c’est trop bien. Voilà, c’est sûrement “trop” bien.
Quand est-ce que tu écris tes mémoires ?
Jamais ! On me l’a proposé des millions de fois. Je ne sais pas… J’aime raconter. Mais je digresse. J’aime raconter de visu, avec des groupes. Paf, je pense à ça et ça m’amène là.
Qu’est-ce qui t’agace ?
Qu’on me demande : “C’est quoi la couleur des Trans de cette année ?”
Pourquoi programmer de jeunes groupes dans de grands halls ?
Pourquoi pas ? J’ai vu des groupes encore jeunes comme les Clash sur la scène de gros festivals… Leur fougue, leur énergie, leur jeunesse entraînaient la foule… C’est toujours le cas aujourd’hui.
Propos recueillis par Carole Boinet.