Dans un deuxième roman récompensé du Prix de Flore 2021, Abel Quentin continue de scruter les radicalités et la violences idéologiques de notre époque. Un texte plus proche d’un éloge de la nuance que d’un “pamphlet anti-woke”.
Installé au premier étage du Café Flore, sirotant en lauréat heureux un verre de pouilly-fumé dans un verre gravé à son nom, Abel Quentin doit bien se marrer. À scroller la presse qui commente Le Voyant d’Étampes (L’Observatoire), son deuxième roman, tout juste auréolé de la très germanopratine récompense maison, il doit se dire qu’il n’a pas raté sa cible.
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Auteur sous pseudo, pénaliste trentenaire dans le civil, le romancier ambitionne depuis Sœur (L’Observatoire, 2019) de mettre à jour les dérives de l’époque, ses radicalités schématiques, ses injonctions au prêt-à-penser sans nuance. Du bout du pouce, il fait défiler les articles : “Roman anti-woke” par-ci, “réquisitoire cinglant de la cancel culture” par-là, “critique épatante de l’antiracisme” pour finir. À chaque petite chapelle d’y projeter ses fantasmes et doctrines, proies exaltées du piège de fiction que l’habile romancier semble leur avoir dressé sur mesure.
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Tout y passe
Car à bien y regarder, le texte de Quentin semble un brin moins manichéen que ceux qui le commentent. Motif plus que sujet du roman qui se déploie façon Bûcher des vanités middle-class à la française, le portrait qu’on y découvre de la nouvelle génération des militants de la justice sociale et de l’égalité raciale n’est pas particulièrement plus sévère que les autres.
Envisagé avec sérieux, dans son ensemble historique et théorique, décrit dans son essentialité sans en effacer les dérives, il s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur les limites, compromissions et dégénérescences des piliers institutionnels de notre époque. En bref, tout le monde y passe dans cette farce éclairée sur l’hystérie collective qui guette : les boomers, la Gen Z éveillée, l’université française, le milieu de l’édition, celui des militants, les réseaux sociaux, la gauche, la droite, les médias et même les avocats.
L’histoire ? Un universitaire à la retraite, boomer alcoolo essoré par la vie et dépassé par les événements, pense se refaire la cerise (et récupérer son ex-femme) en publiant un essai sur un jazzman et poète noir américain. Un communiste exilé, oiseau de nuit du Saint-Germain jazzy des fifties et compagnon de route, un temps, des existentialistes de la bande de Sartre. Se croyant touché par la grâce universaliste et doté de la mission divine de réparer les injustices éditoriales de l’Histoire, il sort un modeste ouvrage, avec lequel il espère faire un buzz surprise. Il ne va pas être déçu du voyage.
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Repéré par un blogueur, l’auteur est étrillé pour avoir effacé la dimension raciale de son sujet, et pour lui avoir imposé une vision uniquement structurée par un système de pensée et de représentation d’intellectuel blanc privilégié. À son tour, l’antiraciste des années 1980 est accusé d’appropriation culturelle par une twittosphère chauffée à blanc. “Mais j’ai quand même fait la marche des beurs de 83”, ne cesse de brandir l’anti-héros chouineur, produit de la génération “on-ne-peut-plus-rien-dire”.
Fictionnant l’explosion de violences et la rupture du dialogue entre un monde ethnocentré crispé sur ses privilèges et une jeunesse dont le nécessaire éveil intersectionnel se perd parfois dans les ornières de la radicalité, Abel Quentin semble moins vouloir prendre partie pour l’un des camps que plaider pour un retour à la raison, au respect et la nuance.
L’héritier d’Albert Camus
Dans un chapitre pivot de son roman, c’est sous l’égide d’Albert Camus qu’il place son projet. À l’auteur de La Peste, il emprunte les idées et les mots d’un discours qui dit la crainte d’être entré dans un siècle de la violence idéologique, “de la polémique et l’insulte”.
Camus s’y interroge : “Quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes.” C’était en 1948, il y a un peu moins de cent ans. On n’est pas au bout de nos peines.
Le Voyant d’Étampes (L’Observatoire), 378 pages, 20 €.
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