Un petit livre passionnant sur la série de J. J. Abrams donne des clés de compréhension nouvelles. Son auteur Pacôme Thiellement nous éclaire.
Alors que l’édition commence enfin à s’intéresser au phénomène, voici peut-être le livre le plus stimulant écrit en France sur une série télé. Les Mêmes Yeux que » Lost » se présente à la fois comme l’exégèse de l’une des aventures sérielles les plus marquantes des années 2000 et comme le récit passionné d’un intellectuel aux prises avec un objet narratif débordant. D’Henry James (L’Image dans le tapis) aux textes philosophiques et religieux orientaux, Pacôme Thiellement (35 ans, déjà auteur d’un essai sur Twin Peaks intitulé La Main gauche de David Lynch) oriente notre regard vers des territoires inattendus et offre une vue imprenable sur l’île, les mystères et les personnages de Lost.
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Pourquoi une série télé, objet sans noblesse dans la tradition intellectuelle française, est-elle pour vous un objet d’étude et de réflexion ?
Pacôme Thiellement – Les intellectuels passent à côté des séries, comme ils sont passés à côté de la musique populaire ou de la bande dessinée. Mais nous n’avons pas plus besoin d’un intellectuel pour nous dire comment penser que d’un monsieur météo pour savoir où le vent souffle.
Combien d’heures de votre vie avez-vous passé devant Lost ?
Pendant six ans, je n’ai pas passé une journée sans penser à Lost. J’ai étudié ma vie à travers Lost comme j’ai analysé Lost à l’aide des écrits d’Henry Corbin et de René Guénon (respectivement philosophe et métaphysicien français du XXe siècle).
Réciproquement, j’ai mis ma propre vie à l’épreuve pour comprendre les écrits de ces derniers comme les parcours des personnages de Jack, Locke ou de Desmond.
Vous évoquez » l’alliance réalisée dans cette fiction populaire entre écriture sacrée et narration moderne ». En quoi Lost est-elle simultanément archaïque et actuelle ?
Les personnages de Lost sont des hommes comme vous et moi : ils ont un énorme potentiel, qu’ils sont incapables d’exploiter, ils sont sombres, solitaires et tristes, et lucides quant à leur responsabilité dans l’échec de leur vie.
La puissance archaïque de Lost vient de sa dimension initiatique : son objectif est de nous confronter au caractère illusoire de nos ambitions, afin de nous réorienter vers la connaissance. Lost raconte la même chose que la Bhagavad Gîtâ ou Le Langage des oiseaux d’Attâr (textes hindouiste et perse) mais elle le raconte avec les formes d’aujourd’hui : suspense, renversements de perspective, labyrinthes psychologiques, twists narratifs…
Le livre interroge la position du spectateur, base même de l’expérience Lost. Pour vous, les demandes d’explications de beaucoup de fans se trompaient de cible.
Il faut voir Lost comme un miroir. Cette série parle d’une catastrophe par laquelle nous sommes passés : la destruction de l’existence spirituelle. Elle a eu raison de nous promettre des réponses qu’elle ne nous donnerait pas. Elle n’a cessé de montrer des personnages (de Ben à Richard) promettre à d’autres des réponses qu’ils n’avaient pas eux-mêmes. Au final, elle avait le même but qu’eux : préparer, parmi ses spectateurs, de nouveaux « Jacob », des « candidats » au gardiennage de l’existence spirituelle.
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La saison 5 cite la version anglaise de L’Internationale écrite par Billy Bragg ( » Nous vivrons ensemble, ou nous mourrons seuls »). Lost serait un récit politique prenant acte de la fin de l’Occident et ses valeurs libérales, individualistes ?
Dans Lost, les hommes sont libres mais prisonniers de leurs déterminations ; ils sont égaux, mais n’existent que sous les formes de la prédation et de l’amertume. Le capitalisme a prouvé qu’il ne menait qu’à la destruction ; mais on n’en aura pas fini tant qu’on ne se sera pas réorientés à partir de ce qui est commun aux pensées traditionnelles, à savoir l’exégèse et la vision.
Lost ne cesse de jouer avec notre désir de liberté, de dire que « nous avons le choix », mais, à la fin, elle dit tout autre chose. Elle dit : « J’avais besoin de quelqu’un, et ce quelqu’un, maintenant, c’est toi. » Le spectateur de télévision est passif ; Lost l’appelle à se réveiller.
Olivier Joyard
Les Mêmes Yeux que Lost (Léo Scheer), 116 pages, 15€.
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