En adaptant Mission : impossible, Brian De Palma avait le choix : s’effacer pour mieux emboîter le pas de la série et satisfaire le grand public en utilisant les armes spectaculaires et supérieures du grand écran ou, au contraire, dynamiter le matériau télévisuel pour tirer le film vers lui. Tout en respectant la […]
En adaptant Mission : impossible, Brian De Palma avait le choix : s’effacer pour mieux emboîter le pas de la série et satisfaire le grand public en utilisant les armes spectaculaires et supérieures du grand écran ou, au contraire, dynamiter le matériau télévisuel pour tirer le film vers lui. Tout en respectant la commande, il réussit un vrai film d’auteur.
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Bien sûr, tout commence par un simulacre. Sur le moniteur vidéo qui a envahi l’écran de cinéma se déroule une mise en scène poisseuse. Elle pourrait provenir d’un film d’espionnage des années 70, d’une Lettre du Kremlin quelconque. Dès la première image, par un dispositif de leurres enchaînés, le film revendique tout le poids de deux passés glorieux. D’un côté, le cinéma américain comme défenseur plus ou moins culpabilisé du « monde libre » d’autrefois ; de l’autre, le grain du signal électronique comme accès au souvenir d’une série fameuse qui s’appelait Mission : impossible. De Palma ne recule pas devant l’effet de signature, il impose tout de suite sa marque de fabrique, son style reconnaissable entre tous. On sait donc d’où ça vient, on sait de qui c’est mais on ne sait pas du tout où ça va. Mission : impossible ou « les nouvelles aventures du spectateur ». Avec ce début tonitruant, De Palma nous prévient qu’il compte assumer pleinement la commande que les productions Tom Cruise lui ont passée. Au lieu de la tenir à distance, il s’en empare avec jubilation. Délaissant l’expérimentation pure (le très sous-estimé Esprit de Caïn) ou l’autobiographie mélancolique (L’Impasse), il abandonne son statut de « grand cinéaste indépendant » pour se glisser dans la peau d’un auteur à l’ancienne. Acceptant le contrat à durée déterminée que lui propose une vedette dominante, il consent à donner des gages de sa soumission pour mieux explorer l’étendue de sa liberté surveillée. Mais, de tous les cinéastes américains modernes, De Palma est celui qui apprécie le plus les contraintes. Prenant son essor dans une période où elles se faisaient moins fortes, il s’est inventé lui-même son propre cahier des charges et l’a toujours respecté, au moins en apparence. Il n’a laissé à personne le soin de choisir les fournisseurs, toujours les mêmes, les meilleurs. Avec sa casquette de « grand hitchcockien fou », il est vite devenu un docteur ès recyclage en tout genre, un spécialiste des projets absurdes (Les Incorruptibles, déjà une série, le remake de Scarface ou l’adaptation du Bûcher des vanités), un expert des missions impossibles, justement. Il y a du Jim Phelps en Brian De Palma, à plus d’un titre. Mission : impossible, le film démontre qu’une fois de plus De Palma ne s’est pas trompé de matériau, que Mission : impossible, la série contenait déjà les éléments nécessaires. Il restait au cinéaste à les assembler ou bien à les détruire, à achever de les faire siens. Par nature, le cinéma de De Palma est vampirique. Il se nourrit de ce qu’on lui donne pour gagner son existence propre. Le sang de ses victimes coule dans ses veines.
La première idée qu’explore De Palma, qui est au cœur du succès de la série télévisée, c’est la programmation, celle du film à venir, celle du spectateur qui va le contempler. Cette notion éminemment hitchcockienne, éminemment depalmienne donc, va être tordue en tous sens. Si le générique ultra-rapide, calqué sur celui du feuilleton, agit comme un signe de reconnaissance, c’est aussi une bande-annonce illisible de la nouvelle histoire et du retournement qui va s’opérer sous nos yeux. Il recèle dans le défilement d’images subliminales un virus, un élément étranger qui viendra bouleverser notre attente et nos habitudes. Alors que les deux premières séquences (le dénouement heureux d’une première mission à Kiev, les buts et modalités de la seconde) fonctionnent sur notre acquis de téléspectateur et renforcent nos certitudes, l’opération pragoise a une fonction de surprise. Elle introduit le désastre indispensable à une refonte complète de l’intrigue et du système. L’échec inimaginable de la mission fait figure de chaos créateur. Aussitôt mis en place, le revival tranquille est détruit pour laisser place au doute et à une redistribution des cartes. De Palma s’était embarqué avec une longue liste de figures imposées, il les a déjà jetées par-dessus bord pour pouvoir en inventer de nouvelles. La programmation cède alors la place à son corollaire obligé, la recomposition. Seule la toute fin qu’on ne dévoilera pas mais qui se devine facilement tant cet épilogue est commercialement obligatoire étant connue, le film peut profiter de sa liberté acquise. Il ne va pas s’en priver.
Acteur talentueux sûr de son charme mais prisonnier de son emploi de jeune premier, incapable d’inventer son texte , Tom Cruise doit s’improviser metteur en scène. Le sublime dernier plan de la scène du restaurant le montre en train de s’enfuir, poursuivi par une trombe d’eau charriant des poissons morts. Cette allusion malicieuse au Livre dans sa version hollywoodienne, avec Charlton Heston en Moïse face à la mer Rouge souligne l’ampleur de la tâche à accomplir. Faute d’ennemis tangibles, privé d’opposants idéologiques (la pax americana a créé un vaste territoire ludique, beaucoup trop virtuel pour contenir de vrais méchants), chassé de sa cour de récréation préférée, seul dans un monde de carton-pâte et de pièges innombrables, accusé d’être ce qu’il combat, traître à lui-même, l’enfant perdu doit imaginer de nouveaux jeux et de nouvelles règles. Surtout, il lui faudra se trouver de nouveaux compagnons des orphelins comme lui pour fracturer le grand coffre à jouets de Langley (siège de la CIA). En suivant cet ectoplasme un acteur fantôme pour un personnage inexistant, somme et représentant de nos désirs de divertissement, dépourvu de la moindre chair donc , le film entérine notre reprise en main de l’imaginaire mis à mal dans le premier tiers de l’action. Exaspérés qu’on ait cassé nos fétiches avec tant de désinvolture, inconsolables devant la soudaine défaite de ce que l’on pensait infaillible, nous faisons de Cruise notre seul représentant. Nous l’investissons de notre jouissance, il sera le responsable de notre plaisir, celui qui pourra peloter Emmanuelle Béart en toute impunité. Film profondément masturbatoire, car changeant sans cesse d’objet mais jamais de désir, Mission : impossible suggère l’orgasme absolu aussitôt après l’échec. Comme quand on joue au flipper, le shoot again salvateur survient après le tilt fatal.
La deuxième mission sera donc une partie de plaisir. De Palma nous ressert la même technologie, les mêmes gadgets électroniques que dans le désastre initial mais lestés d’une moiteur inédite. Dans cet univers de machines et de décors dignes de 2001, le tripal revient en force. La réussite du projet tient à l’estomac soulevé d’un malheureux informaticien et à la fréquence de ses allers-retours pour aller vomir. Et la goutte de sueur qui perle sur le front de Cruise et qui manque d’anéantir tous ses efforts a une valeur séminale évidente. Le héros transpire dans le Saint des Saints de la CIA comme d’autres impies se touchaient dans l’ostensoir. Hélas, l’onanisme aveugle autant qu’il rend sourd, et le branleur imprudent ignore qu’il n’est pas le maître de son propre jeu. De Palma/Phelps veille au grain. Débute alors, dans le Londres de Blake et Mortimer, puis dans le TGV d’une Mort aux trousses revue par Cantona, la grande bataille pour la satisfaction de tous.
Après avoir savouré notre victoire, après avoir joui tant et plus, il va nous falloir répondre de notre transgression, défendre notre place de meneur de jeu. Entre le metteur en scène salarié et le spectateur commanditaire, entre De Palma/Jim Phelps et Cruise/Ethan Hunt, entre la théorie pour critiques français et le commerce pour consommateurs internationaux, les gains doivent s’équilibrer. Le film se doit de vaincre sur tous les tableaux. Pour affirmer sa puissance intacte, avant d’en rabattre et de donner quelques gages au spectacle, le cinéaste ouvre cette ultime séquence par un plan génial de virtuosité gratuite. Saisissant le train en rase campagne, la caméra sur hélicoptère descend lentement jusqu’à une fenêtre. On s’attend à une révélation, il n’y a rien à voir qu’un rideau à demi descendu, rien à découvrir qu’un leurre de plus, un signe indéchiffrable. L’image de De Palma est devenue unidimensionnelle, surface plane où on peut projeter tout ce que l’on veut, privée de profondeur et de relief, objet de pure contemplation en même temps que réflexion de nos fantasmes d’ubiquité. L’attitude du créateur face à son matériau de départ est évidemment maniériste. Et pourtant, on serait bien en peine ici d’en relever les caractéristiques établies. Ni affectation du trait ni saturation chromatique mais, au contraire, un univers de bande dessinée classique, une ligne devenue transparente à force d’être claire, un monde lavé de ses couleurs jusqu’à atteindre la matité du mirage. Alors que Melville s’enfermait dans ses studios pour y construire les maquettes nécessaires à ses rêves de recréation (le hold-up d’Un Flic), De Palma (comme Hitchcock avant lui) prend le réel et ses machines les plus lourdes pour le transformer en un décor de toiles peintes. Il affronte l’épaisseur du monde pour mieux le tirer vers l’abstrait. Volant d’une planche à l’autre, nos héros évoluent avec la grâce que confère l’extrême volatilité. Figures de géométrie dans l’espace, ils ignorent les lois par trop communes de la pesanteur pour devenir des créatures suspendues entre le ciel et la terre, impalpables parce que trop vaporeuses. Comme le Prospero de La Tempête, De Palma a longtemps retenu son Ariel/Ethan Hunt par un fil invisible avant de le libérer. Pour que ce pur esprit se dissolve enfin dans la matière même de nos songes. Pour qu’à son tour, il devienne le sang qui coule dans nos veines.
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