Composite, audacieux, sérieux et farfelu, lorgnant du côté de Keaton et Moretti, « La Croisade d’Anne Buridan » souffle une grosse bouffée d’air frais sur le cinéma français.
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Judith Cahen pratique un cinéma brut de décoffrage qui ne ressemble à rien de ce qui se fait dans un univers professionnel obnubilé par l’excellence technique. Sans être un équivalent cinématographique des chichis grunge, son cinéma à la première personne, fait de bric et de broc 16 mm, super 8 et vidéo , est un sain antidote aux belles fresques historico-culturelles du cinéma français de prestige.
Mais que raconte Judith Cahen ?
Tout et rien. Sa vie, ses fantasmes, ses explorations. Armée de son sac à dos, en jean et en Kickers, elle part à l’assaut du réel comme une alpiniste urbaine. Il s’agit certes d’un réel très réduit, circonscrit à son proche environnement et à ses relations parisiennes, un groupe d’étudiants qui se la joue néo-68 et un danseur américain qui en est l’antithèse-antidote. On pourrait appeler le film Journal intime car Judith Cahen, cinéaste/personnage sérieux, sincère et candide à la fois, est la version française et féminine de Nanni Moretti. Pour une réalisatrice issue de la Femis (La Croisade est son film de fin d’études), c’est une originalité la norme chez les filles de cette école étant d’afficher un rohmérisme de bon aloi.
La première partie du film qui est constitué d’un moyen métrage et d’un court se présente comme une sorte d’enquête. Sous le couvert d’examiner comment les jeunes peuvent encore se sentir concernés par la politique, Anne Buridan/Judith Cahen glisse progressivement vers le désir. On est d’abord médusé par la gravité des redoutables questions que pose le Sphinx Buridan à ses interlocuteurs, surtout que, comme ses deux modèles, Keaton et Moretti, elle est de ces comiques qui ne rient jamais.
« Qu’est-ce qu’un acte politique pour toi aujourd’hui et dans quelle mesure peux-tu y prendre part, toi, de la place où tu es, aujourd’hui ? » Cette quête de la vérité à travers sa communauté proche traduit avec une finesse inédite le désarroi de la jeunesse devant la chose politique. Vus par les yeux de la pure Anne Buridan, même les mythiques soixante-huitards en prennent pour leur grade. Voir son inénarrable rencontre avec la cinéaste Camille de Casabianca : scandalisée, Anne la découvre bourgeoise et mère, riant de ses frasques estudiantines d’antan, dans un intérieur cossu. « Je pensais que vous étiez célibataire ou lesbienne ! », s’indigne Anne Buridan. Mais le film décolle vraiment grâce au personnage de Joël, danseur américain et figure angélique du film dont la présence lunaire oriente le film vers une dimension fantasmatique à la Méliès séquence farfelue où Anne endort Joël, qui devient un robot qu’elle manipule comme un micro-ordinateur.
La force du film de Judith Cahen réside dans cette liberté narrative. Se souciant comme d’une guigne du sacro-saint Scénario Béton, elle passe constamment du coq à l’âne et alterne sans complexes les registres : le politique, le collectif, l’intime, le superficiel, le fantaisiste, le fantasmatique.
Dans la deuxième partie du film, Strictement footinguesque, un jogger seventies, Nathanaël, accapare l’attention d’Anne. Partie nettement plus extravagante où un groupe d’amis réunis dans une pièce se mettent à influer mentalement et verbalement sur le déroulement de la fiction, comme les dieux de l’Olympe dans L’Illiade. Intrusion de la danse, de la pop. Judith Cahen se permet même des scènes érotiques : elle caresse un ami travesti en bas résille qui se contorsionne langoureusement sur un slow italien. Dialogue :
Anne « Alors, c’est bon d’être une femme ? »
Alberto « Oui… Tu devrais essayer. » Troublante autocritique de la part d’un personnage/cinéaste qui a plus de points communs avec PJ Harvey première manière qu’avec Marilyn Monroe. Même si l’on peut comprendre que certains soient rebutés par l’aspect parfois très intime de la démarche de la cinéaste, il est indéniable que par sa franchise, sa candeur, son côté composite et hétérogène, La Croisade d’Anne Buridan apporte une bouffée d’air frais dans le cinéma français.
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