Le créateur de mode a toujours, en parallèle, mené une pratique du dessin et de la peinture. Sa première exposition personnelle s’attaque aux mécanismes de validation de l’art contemporain institué.
La monographie que consacre Lafayette Anticipations à Martin Margiela commence par son envers. Du moins est-ce le cas de son parcours, dont la circulation inversée fait entrer son visiteur par l’habituelle issue de secours du bâtiment. Le lieu, conçu comme modulable, s’est, au fil des expositions, souvent prêté aux reconfigurations des espaces, taillés sur mesure afin de s’adapter aux artistes et à leurs œuvres.
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Dans le cas de la présentation d’un corpus d’œuvres inédites de celui qui, depuis la fin des années 1980, aura été révéré comme l’un des créateurs de mode les plus innovants de son époque, le geste prend valeur de symbole. Il n’en va pas tant d’un retournement carnavalesque, faisant marcher sens dessus dessous les valeurs établies afin de les nier, que d’une opération visant à révéler leur construction même : ainsi mises en pleine lumière, elles se révèlent cousues de fil blanc, relatives et périssables.
Un petit nombre d’obsessions récurrentes
Depuis 2019, celui qui prit la décision de se retirer de la mode en 2009 travaille dans les ateliers de la fondation à la première présentation de ses œuvres réalisées en qualité d’artiste. Invité en 2018 par l’ancien directeur des lieux, François Quintin, puis par Rebecca Lamarche-Vadel prenant sa suite, Martin Margiela a, selon les mots de cette dernière, “toujours été artiste”, et aura profité de l’exposition pour annoncer sa représentation par la Zeno X Gallery située à Anvers. Le premier geste que l’on rencontre s’affiche dès la cour : l’impression d’un stick de déodorant monumental, camisole pétrochimique d’une modernité aseptisée, détaille, dans sa liste d’ingrédients, les matériaux de l’exposition.
C’est alors au niveau de l’exposition elle-même, pensée comme “une matière”, que se lit plus spécifiquement le geste de Martin Margiela
Il sera donc question de sculptures (skaï, silicone, cheveux, plâtre, porcelaine, fibre de verre), de collages (papier), peintures (huile), dessins (pastel, pastel à l’huile), photocopies (impression), tatouages (laser), installation (PVC, cuir, son), film (projection), déclinés autour d’un petit nombre d’obsessions récurrentes de l’artiste : appareillage cosmétique d’un corps soumis aux aléas du temps – cheveux grisonnants teints et faux ongles acérés –, dédoublement par l’image d’un réel pré-packagé – portraits de stars et clips publicitaires – et, enfin, environnement bureaucratique formatant les individus qui s’y meuvent – stores californiens, Abribus géant et gamme chromatique gris poussière.
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Les formes empruntent à une genèse artistique courant de Marcel Duchamp à Marcel Broodthaers, d’Andy Warhol à Meret Oppenheim, c’est-à-dire relativement conventionnelle et ancrée dans l’invention du paradigme qui, aujourd’hui, en est venu à asseoir l’art contemporain comme genre plutôt que simple périodisation. C’est alors au niveau de l’exposition elle-même, pensée, précisera encore Rebecca Lamarche-Vadel, comme “une matière”, que se lit plus spécifiquement le geste de Martin Margiela.
Transformer la critique en esthétique
S’il s’initiera certes au dessin à l’âge de 12 ans, pour ensuite intégrer l’école d’art belge Sint Lukas Kunsthumaniora à Hasselt quatre ans plus tard, s’il n’aura de cesse de dessiner et de peindre, copiant les tableaux de grands maîtres, scrutant, plus précisément, la représentation des chevelures, l’exposition élit comme cœur et sujet les rouages du monde de l’art et les dispositifs de valorisation des œuvres.
L’ensemble du parcours déploie dans l’espace la caricature des préjugés brandis par les détracteur·trices mêmes de l’art contemporain
En cela, la proposition marque une rupture, ou une irruption : l’artiste scrute ici un certain milieu codifié qui lui était jusqu’alors étranger, quand bien même sa pratique picturale aurait été menée de manière ininterrompue. Alors, les cartels, les cadres, les boîtes en plexiglas, l’activation performée – ce “parergon” de l’œuvre, tel que pensé par Jacques Derrida – prennent le premier rang. Pour l’amateur·trice d’art, et a fortiori, de l’art tel que conservé, valorisé et montré dans les grandes institutions occidentales, la confrontation est brutale : l’ensemble du parcours, tout autant que chacune des salles, déploie dans l’espace la caricature des préjugés brandis par les détracteur·trices mêmes de l’art contemporain.
Or ce retournement-ci semble prendre pour cible un paradigme dépassé, tirant sur le musée des années 1960 et donc, tirant dans le vide – et transformant la critique en esthétique. Pour le monde de l’art, le geste révèle indirectement les conceptions erronées qui circulent encore sur lui, sans cependant mettre le doigt sur les véritables enjeux de réforme structurelle qui, déplacés et reformulés, se posent aujourd’hui aux institutions artistiques.
Martin Margiela jusqu’au 2 janvier, Lafayette Anticipations, Paris.
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