Avant d’être livrée aux serres des multinationales, l’industrie hollywoodienne était servie par des aventuriers de haut vol. Robert Evans, dont l’autobiographie sort cette semaine, fut l’un des derniers dinosaures de cet âge d’or : l’homme qui produisit Chinatown et Le Parrain. Avant de chuter. Une histoire américaine. Le 14 mars 1972, Robert Evans est l’homme […]
Avant d’être livrée aux serres des multinationales, l’industrie hollywoodienne était servie par des aventuriers de haut vol. Robert Evans, dont l’autobiographie sort cette semaine, fut l’un des derniers dinosaures de cet âge d’or : l’homme qui produisit Chinatown et Le Parrain. Avant de chuter. Une histoire américaine.
Le 14 mars 1972, Robert Evans est l’homme le plus puissant d’Hollywood. Symbole du renouveau qui souffle depuis quelques années sur la capitale du cinéma américain, Evans s’est surtout rendu célèbre en ramenant Paramount Pictures au tout premier rang des major companies de la ville. L’exploit est d’autant plus remarquable que, sept ans auparavant, personne n’aurait misé un sou sur cette firme moribonde dont le célèbre logo, un pic enneigé, n’ornait plus que les génériques de films déficitaires. Comment Robert Evans s’y est-il pris pour se hisser au sommet et faire renaître un studio de ses cendres ?
Patron de la Gulf and Western Industries, Charlie Bludhorn crée la surprise en 1965 lorsqu’il rachète « la montagne » Paramount pour une bouchée de pain. Dans l’entourage de Bludhorn, on crie à l’excentricité et surtout, on se moque. Comment un industriel sérieux peut-il s’embarquer dans un secteur auquel il ne connaît rien ? Tout le monde le donne perdant : dans un an au plus, Bludhorn aura abandonné sa danseuse.
En ouvrant le New York Times, Bludhorn lit alors un article de Peter Bart sur un acteur de deuxième zone reconverti dans la production : Robert Evans. Découvert par Darryl Zanuck qui l’imposa aux côtés d’Ava Gardner et d’Errol Flynn dans Le Soleil se lève aussi, Evans s’est lancé depuis peu dans l’acquisition sauvage de livres et de scénarios pour la Twentieth Century-Fox. Peter Bart n’hésite pas à parler de lui comme du nouvel Irving G. Thalberg. Selon lui, Evans est « l’outsider absolu d’Hollywood », « la seule personnalité de cette ville de pacotille qui ne soit pas du toc ». Il n’en faut pas plus pour mettre la puce à l’oreille de Bludhorn, qui rencontre immédiatement Evans. Après plusieurs entretiens, « l’outsider » se voit proposer le poste de responsable de la production européenne de Paramount. C’était, comme on dit dans Le Parrain, une proposition qui ne se refuse pas. Et Robert Evans s’empresse de l’accepter.
A Londres, Evans se heurte aux vieux directeurs britanniques de Paramount, qui n’apprécient guère de voir le jeune loup annuler tous leurs projets successifs. En un mois, Evans aura viré la moitié de ces vieilles barbes. Sans soutien, il passe son temps pendu au téléphone avec New York pour exiger que Peter Bart devienne son bras droit. Bludhorn accepte. La montagne Paramount se retrouve alors dirigée par un ancien acteur et un journaliste. Variety, la bible du showbusiness américain, en fait ses choux gras et ne tarde pas à annoncer le renvoi imminent d’Evans. Bénéficiant de la confiance intacte de Bludhorn, ce dernier s’accroche. Rappelé au siège de Paramount, Evans ne se laissera dès lors plus guider que par sa seule intuition. Un metteur en scène ou un acteur lui tapent dans l’oeil ? Il les engage aussi sec. Il ne comprend rien à un scénario, même signé par Nabokov ? Il passe. Au finish, les erreurs seront rares : Ada de Nabokov ne se fera jamais et toutes les découvertes d’Evans deviendront des stars. C’est lui qui, le premier, fait venir Roman Polanski à Hollywood.
Pourtant, le réalisateur sort à peine du tournage houleux du Bal des vampires, au cours duquel le producteur Martin Ransohoff l’a pris en grippe. Evans s’en fiche. Au contraire, ça l’excite : « Tout ce que Ransohoff aime, je déteste, et vice versa », écrit Evans.
Le passeport de Polanski pour Hollywood s’appellera Rosemary’s baby. Prévu au départ pour le producteur-réalisateur William Castle, le film deviendra au bout du compte le chef-d’oeuvre américain du génial polonais. Pendant le tournage, la guerre est pourtant rude avec la hiérarchie new-yorkaise de Paramount, qui se montre irritée par les exigences de Polanski. Mais Evans le défend bec et ongles : au vu du Couteau dans l’eau, de Répulsion et de Cul-de-sac, il sait mieux que personne à quel point l’histoire de possession imaginée par Ira Levin est taillée pour son protégé. L’acharnement et le talent paient : Rosemary’s baby sera le grand succès de l’été 1968. Cinq ans plus tard, alors qu’il se sera établi comme producteur indépendant, Evans retrouvera Polanski pour un nouveau coup de maître : Chinatown. A leur tandem magique viendra s’ajouter une autre découverte de l’outsider : Jack Nicholson. Evans et Nicholson se rencontrent dans les bureaux new-yorkais de Paramount en 1970. Payé six cents dollars par film, Nicholson a jusque-là essentiellement travaillé pour le roi de la série B, Roger Corman. Il vient aussi de tourner un petit film de moto que personne n’a encore vu : Easy rider. Immédiatement, le courant passe entre les deux hommes. Evans lui propose de tenir un second rôle auprès de Barbra Streisand dans Melinda de Vincente Minnelli. Cachet : dix mille dollars. Nicholson, qui vient de divorcer, a l’audace de lui demander une rallonge. Evans accepte. Une amitié est née elle sera indéfectible.
Quel que soit son pouvoir et peu de producteurs en eurent autant que lui entre 1967 et 1975 , Robert Evans a toujours gardé en tête qu’il n’était qu’un pion sur un échiquier commandé par d’autres. Comme il l’écrit dans son autobiographie : « Les grands bonshommes, Harry Cohn, Louis B. Mayer, Jack L. Warner, avaient tous disparu. C’étaient des patrons, pas des employés. Maintenant à Hollywood, le nouveau jeu s’appelait les chaises musicales. Il n’y avait plus de nababs pour des décennies entières, mais des rois d’un jour. Nous n’avions plus le pouvoir, nous obéissions. Le cinéma n’était plus un art, mais un produit à vendre. Les Zanuck avaient disparu, remplacés par des conseils d’administration. (…) J’étais un type de l’ancien régime, mais malheureusement pas un propriétaire. »
Le 14 mars 1972, Robert Evans a pourtant toutes les raisons de se croire devenu un propriétaire. L’énorme succès de Love story a fait de lui le nouveau king d’Hollywood, la vedette du film, Ali Mac Graw, est devenue sa femme et il s’apprête à sortir en grande pompe son nouveau bébé : une adaptation du Parrain de Mario Puzo avec Marlon Brando. Le soir de la première, avec le génie de la promotion qui le caractérise, Evans arrive accompagné de Henry Kissinger qui, après la projection, lui confiera : « Ça m’a rappelé Washington. Les visages et les noms sont différents, mais sinon, c’est tout à fait ça. » Le Parrain deviendra vite l’un des plus gros succès de l’histoire du cinéma. Curieusement, Evans sera le seul à ne rien tirer de ce triomphe. Alors qu’il est arrivé au zénith, sa légendaire baraka l’abandonne. C’est le début de la fin.
Le 14 mars au soir, Evans ne le sait pas encore, mais Ali Mac Graw est déjà la maîtresse de Steve McQueen qu’elle a rencontré sur le tournage du Guet-apens de Sam Peckinpah. Trop occupé par le montage du Parrain, Evans n’aura rien vu venir. La cocaïne, qu’il commence à consommer en quantités de plus en plus grandes, lui enlève également beaucoup de ses facultés. La vie d’Evans, jusque-là si enviée, va cesser de ressembler à un roman de Fitzgerald pour basculer subitement dans une série noire à la Ellroy. Son nom va quitter la une de Variety pour celles des gazettes à scandales. Très vite, la presse qui l’avait créé va le détruire. Il devient « celui par qui le scandale arrive ».
En quinze ans, l’outsider va perdre tout ce qu’il avait gagné à la force du poignet sa femme, sa maison, son travail pour finir inculpé de trafic de drogue puis accusé du meurtre de Roy Radin, un dealer qu’il connaissait à peine. Pour ne rien arranger, les films qu’il produira durant cette période Urban cow-boy, Smash, Cotton Club, The Two Jakes seront tous des échecs. L’affaire du meurtre du Cotton Club, le film de Coppola qu’Evans produisait lorsqu’il fut inculpé de l’assassinat de Radin, finira d’enfoncer le clou et mettra littéralement Evans au ban de la société. Tel le Sherman McCoy du Bûcher des vanités de Tom Wolfe, Evans deviendra un paria. Si, au bout du compte, Evans sera innocenté du meurtre de Radin par Robert Shapiro, l’avocat d’OJ Simpson, s’il récupérera sa maison grâce à l’appui de Nicholson, il ne retrouvera jamais le statut qui était le sien au temps de sa splendeur. Peu importe, Bob Evans a survécu à l’enfer et déborde de projets pour l’avenir. Son nouveau film, Jade de William Friedkin, sortira cette année. Lorsqu’il défendait Evans contre ceux qui voulaient le débarquer du Soleil se lève aussi Darryl Zanuck disait : « The kid stays in the picture » (le gosse reste dans le film). C’est resté le credo d’Evans tout au long de sa carrière qui contrairement à celles des nouveaux patrons du cinéma américain, les Jeffrey Katzenberg, Michael Eisner, Frank Mancuso et autres Peter Guber aura eu le mérite de couvrir tout le spectre des métiers du cinéma. Ayant débuté comme acteur avant de devenir producteur, ayant tâté de l’écriture de scénario et surtout du montage (son génie de la postproduction est reconnu par tous), Evans était un artisan, qui a toujours fait passer l’amour du métier avant la course au succès. Mais comme ses modèles, Thalberg ou Zanuck, il était d’une autre époque. C’est peut-être Robert Towne, le scénariste de Chinatown, qui aura le mieux défini Evans lorsqu’en 1981 il déclarait à John Brady : « Je me souviens qu’un soir, vers 4 h du matin, Bob Evans et moi finissions de travailler sur le montage de Chinatown. Nous étions tous les deux épuisés et je lui dis : Tu sais, ce film ne marchera jamais. A moins d’un miracle. J’en ai rien à foutre que ça marche ou pas, me répondit Evans. Ce que je veux, c’est que ça soit bon. »
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