Deux jeunes fuyant la société apprennent à s’aimer et à comprendre leur sort. Les Savates du bon Dieu est un film âpre et romanesque, politique et fantastique, audacieux et risqué, dans lequel Jean-Claude Brisseau pousse une gueulante lyrique contre le monde tel qu’il va. Rage !… Lyrisme !… Révolte !… Romantisme !… Marxisme !… Naïveté […]
Deux jeunes fuyant la société apprennent à s’aimer et à comprendre leur sort. Les Savates du bon Dieu est un film âpre et romanesque, politique et fantastique, audacieux et risqué, dans lequel Jean-Claude Brisseau pousse une gueulante lyrique contre le monde tel qu’il va.
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Rage !… Lyrisme !… Révolte !… Romantisme !… Marxisme !… Naïveté !… Risque !… Audace !… Eclats instantanés de ce que nous inspire à chaud le nouveau film de Jean-Claude Brisseau, et tentative de débuter la chronique comme est mis à feu Les Savates du bon Dieu, flashes mentaux et fondus au noir en topographie fractale annonçant le film à (ad)venir.
Voilà une œuvre qui emballe et bouleverse, non seulement par ce qu’elle montre et dit, mais aussi par la démarche viscérale et kamikaze de son auteur qui, comme à son habitude, grille toutes les règles de bienséance esthétique, narrative, thématique et fait ce que tout artiste digne de ce nom devrait toujours faire : plonger dans le feu, foncer éperdument jusqu’au bout de sa démarche, sans filet. Enfin, il se passe vraiment quelque chose dans un film d’ici, quelque chose qui nous emmène très loin de la « qualité française » honnie, de ces mots d’auteur ciselés, de ces scénarios brevetés par les manuels de savoir-faire et de ces images approuvées par le syndicat des techniciens. Quelque chose qui a à voir avec une saine fureur contre l’état du monde et un amour profond pour le cinéma qui compte.
Les Savates… nous emmène à Saint-Etienne, aujourd’hui, dans une cité HLM. Là, un jeune couple : Fred (Stanislas Merhar), mécanicien, chien fou, conducteur émérite, illettré, est fou d’amour pour Elodie (Coralie Revel). Mais cela ne suffit pas à cette dernière, qui rêve d’ailleurs, d’un autre monde, plus riche, plus luxueux, plus facile, loin de cette vie sous-smicarde qui plombe les individus et leurs désirs au ras du sol. Un jour, Coralie part, Fred est désespéré et menace de tout casser dans la HLM. Peu après, il commet un hold-up à la Robin des Bois et prend la fuite en jetant les billets par poignées dans la rue, à la fois pour protéger sa retraite et redistribuer l’argent au peuple. Dans son échappée, Fred a embarqué la guichetière, Sandrine (bouleversante Raphaële Godin), une amie d’enfance très amoureuse de lui.
Malgré cette succession d’événements, on n’en est qu’au tout début du film c’est dire si ça démarre très fort et très vite. Et cette partie inaugurale rappelle à quel point Brisseau est le seul cinéaste français qui aura su filmer les banlieues prolétaires sans le moindre cliché mode, expurgeant son regard de tout signe superficiel : ici, pas de casquette Kangol, pas une mesure de rap, pas d’argot verlan pour tenter d’atteindre une vérité éternelle des êtres et des situations.
Réfugiés dans un lycée, Fred et Sandrine font la connaissance d’un être étrange, un prince africain qui tient à la fois d’un ange gardien à la Capra et du génie de la lampe d’Aladin. D’un contexte lyrico-naturaliste, on passe dans le registre du conte. Entre ses livres, ses ordinateurs et ses gris-gris, Maguette (Emile Abossolo M’Bo) est un mélange de sorcier vaudou et d’expert très contemporain des rouages du monde actuel.
Dans un émouvant renversement des éternels rapports Nord/Sud, Maguette (bagique ?) l’Africain va prendre sous sa protection les deux « petits prolétaires blancs ». Au cours d’un magistral sermon, Maguette va déclencher le bordel au lycée pour mieux organiser la fuite de notre couple dans le film, souvent, les actions ont un double sens, à la fois individuel et collectif, romanesque et politique. Enclenchée comme un épisode de la défunte télévision scolaire, la séquence du lycée se termine par un galvanisant « zéro de conduite » : elle résume le principe essentiel du film, son hétérogénéité fondamentale, son permanent yo-yo de genres et de tonalités entre réalisme et onirisme, brûlot politique et épopée romanesque, référents nobles (Nick Ray, Douglas Sirk, Hitchcock…) et culture populaire (roman-photo, téléfilms M6, esthétique Marc Dorcel…).
Maguette, Fred et Sandrine se cachent ensuite dans le Luberon, « un endroit bourré de riches, de gens de cinéma et de socialistes », d’où ils organisent une série de hold-up « politiques » (hors champ) puisqu’une partie de leur butin est envoyée à leurs proches dans la HLM stéphanoise : les prolétaires reprennent ainsi l’argent « volé » par le système pour le redistribuer, façon naïve et romanesque de recommencer la lutte des classes. Surtout, Sandrine va s’occuper de Fred, lui apprendre à lire et écrire, lui enseigner l’art des grands poètes. Ces scènes sont parmi les plus belles et les plus émouvantes du film parce qu’elles illustrent le vieux et juste principe marxiste selon lequel la culture et le savoir sont les premiers outils de libération, parce que Brisseau, lui-même enfant de prolétaires, puis enseignant dans les quartiers défavorisés, a appris ainsi le cinéma en autodidacte, et enfin parce qu’elles sont l’expression déchirante d’un amour profond et impossible : celui de Sandrine pour Fred, qui la regarde à peine. Fred ne pense qu’à un cliché érotique récurrent dans le film : Elodie nue, allongée sur un drap de satin rouge. Sandrine sait cela mais se dévoue quand même pour lui et, quand elle le regarde de ses yeux tristes puis baisse la tête, c’est tout simplement poignant. Raphaële Godin est la magnifique découverte de ce film et Sandrine en devient son cœur ardent, l’un des plus beaux personnages que nous ait donnés récemment le cinéma français.
Il y aura ensuite une fusillade dans un bar, très western ; une hallucinante scène d’émeute dans la cité HLM, entre sédition fumante et cérémonie chamanique, au cours de laquelle le macadam va littéralement flamber, des télévisions vont s’écraser au sol et des pavés tomber du ciel ; une incursion dans le monde des « riches et beaux », gangsters de haut vol en col blanc, au cours de laquelle Fred va comprendre deux ou trois choses simples sur le monde tel qu’il va… Enfin, allant de pair avec son dessillement politico-social, Fred va enfin « voir » Sandrine.
En montrant comment un jeune homme se défait d’une image illusoire pour aimer enfin un être de chair, Les Savates du bon Dieu devient aussi l’histoire d’un apprentissage du regard, d’un mouvement de l’idée vers le concret, l’histoire de l’éternel aveuglement des hommes et de la tout aussi éternelle lucidité des femmes.
Radical dans son propos, ses audaces, sa façon jusqu’au-boutiste de bousculer le public en essayant tous les mélanges a priori contre nature, Les Savates du bon Dieu est un geste sans compromis hormi ceux, sans réelle importance, dus au manque de moyens. C’est un film remuant, non seulement par son contenu, son intransigeance sur l’état du monde, sa générosité fondamentale qui consiste à choisir le camp des gueux tout en sauvant aussi les « salauds », mais aussi par la manière qu’a Brisseau de récapituler toute son œuvre, de dire son fait tout en exhalant par bouffées ses admirations cinéphiliques, le tout dans un seul et même mouvement.
Attaché à l’idée républicaine de transmission, marxiste et cinéphile, cinéaste autodidacte, Brisseau filme la lutte des classes en pensant à Nicholas Ray ou à Douglas Sirk… C’est aussi ce mouvement de l’histoire du cinéma, cet écart entre l’autodidacte français et ses objets d’admiration américains, qui est très beau dans Les Savates du bon Dieu. La dignité bouleversante de Brisseau est de fondre dans la même démarche esthétique et politique, de lutter contre la laideur du monde en y réinjectant un peu de la beauté qui l’a nourri.
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