Un siècle d’histoire du Japon se rencontrent dans cette randonnée romanesque superbement écrite, suspendue au destin à métamorphoses d’une femme.
Cela fait déjà quelques romans, dont Histoire du lion Personne (2016), que l’on visite les mondes émerveillés de Stéphane Audeguy. Dejima rend encore plus délicieuse cette fréquentation. Dejima est le nom d’une île japonaise artificielle construite au XVIe siècle dans la baie de Nagasaki pour réglementer les échanges entre le Japon et le reste du monde. Les marchands étrangers avaient le droit d’y séjourner mais guère plus.
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Tel un habitant reclus de Dejima, Audeguy invente un sauf-conduit romanesque qui l’autorise à s’aventurer plus avant dans le fameux empire des signes et des sens. En l’espèce, la biographie de Mabel, jeune Américaine qui débarque à Kyoto, en 1902, avec son mari avocat. Le choc n’est pas que culturel. Mabel a une vision – une gamine errante et son chien roux –, et n’aura de cesse toute sa vie de chercher à retrouver la petite fille.
Dans l’ombre d’un pays
Quand Stéphane Audeguy parle, à propos de Mabel, de métamorphose, ce n’est pas un vain mot. Car elle se transformera en renarde, en alouette, et finalement en luciole qui se love dans une jeune Française d’aujourd’hui, comme par hasard prénommée Alice.
Dejima entraîne dans un pays des merveilles où les animaux parlent, où les fantômes rôdent et où surtout s’étend l’ombre d’un pays qui, tout au long du XXe siècle, fut capable et coupable de tout : les pires abominations comme les fulgurances culturelles.
“Une géopolitique marginale dont certaines révélations glacent le sang”
Dejima fait état de cette histoire officielle par des chapitres en italique qui ne sont pas tant une typographie décalée qu’une géopolitique marginale dont certaines révélations glacent le sang : la persistance des groupes industriels, comme Nissan ou Mitsubishi, qui contribuèrent à l’impérialisme japonais avant de profiter du boum capitaliste de l’après-guerre, ou encore les affres de l’occupation américaine après Hiroshima et Nagasaki. Et la honte afférente, telle celle qui saisit Mabel : “La honte d’appartenir à l’espèce humaine.”
Transe littéraire
Audeguy est marabouté par le Japon. Certains épisodes fantasques sont comme transférés des films de Kenzi Mizoguchi, notamment Les Contes de la lune vague après la pluie.
Mais cet envoûtement mute en une transe littéraire qui, telle une randonnée poétique, mélancolique, excède le seul Japon pour atteindre, universelle, “une région de la sensibilité humaine”.
Dejima de Stéphane Audeguy (Le Seuil), 288 p., 18,50 €. En librairie le 7 janvier.
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