Attendu avec impatience, “Civilisation”, le quatrième LP du rappeur caennais, s’impose illico comme un disque important, très riche musicalement, d’où surgit un mélange d’humour noir, de constats glaçants et d’émotions palpables.
“J’suis pas concerné par la société, j’suis un putain d’artiste.” À se fier aux chiffres et à ses dires, tout porte à croire qu’OrelSan n’appartient plus au monde réel. Ses concerts remplissent les plus grandes salles de France, ses albums se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires, ses projets extramusicaux deviennent cultes (Bloqués) et la série-documentaire qui lui est consacrée n’a fait que renforcer la sympathie à son égard – avec une augmentation des écoutes de 565 % sur les plateformes de streaming, on peut dire aussi que Montre jamais ça à personne, réalisé par son frère Clément Cotentin, a permis de rebooster considérablement l’aura populaire de ses différents disques.
Bref, tout tend à prouver que la bonne vie lui est familière. Pourtant, après un troisième album fait de réflexions intimes et de fulgurances lucides (sur les relations familiales, sur la maturité, sur ses difficultés à se ranger), c’est avec un disque nettement plus sociétal que le rappeur caennais se présente.
Quand chanson rime avec contestation
“J’ai le superpouvoir de voir le mal partout”, rappe-t-il sur Ensemble. Civilisation, c’est effectivement un disque rempli de rimes noircies par l’époque, de confessions désabusées et de cette rage qui jamais ne s’estompe, surtout lorsqu’elle s’érige ”contre les fils de pute de l’État”.
Deux morceaux en attestent mieux que d’autres : Manifeste, où OrelSan renoue avec son goût pour les morceaux-fleuves, dépourvus de refrain, le temps de sept minutes et vingt-deux secondes narratives, socialement concernées, et suffisamment bien pensées pour faire basculer en son milieu un récit tragicomique dans une histoire beaucoup plus grande, toujours plus intense au fur et à mesure des secondes, et inévitablement vouée à se terminer dans le drame.
“Qu’est-ce que j’fous dans une putain de manif ?” Malgré le succès, la reconnaissance et l’amour du public, c’est effectivement aux avant-postes de la révolution que semble vouloir se positionner OrelSan, à l’image de L’Odeur de l’essence, bande-son d’un monde qui s’écroule en même temps que l’insurrection qui vient.
Tout y passe : les grand-mères qui votent Le Pen, les médias qui nourrissent l’angoisse, les violences conjugales, les gilets jaunes, la montée des extrêmes, etc. À croire que les poches du rappeur sont tellement pleines qu’il n’a plus de place pour y laisser sa langue. Il lui faut déblatérer sur la société, pester contre ses propres contradictions, mêler l’intime à l’universel et dévoiler une sensibilité qui le sort du stéréotype du mâle viril encore trop souvent rattaché au hip-hop. Avec, toujours, cette lucidité, ce goût des phrases choc et de l’autodépréciation qui le sauvent du mépris.
Par instant, le message se fait moins frontal : il y a C’est du propre et sa production dynamique, taillée pour le live, Baise le monde et sa mélodie enjouée, dont les intonations G-Funk contrastent avec le titre du morceau, et Seul avec du monde autour, où OrelSan rappe : “J’habite dans une ville de merde/Avec la tour Eiffel dedans/Où les gens sont tristes et pressés/Où les gens pleurent en marchant/Mais j’viens de prendre une maison près de Caen/Ma famille passe les dimanches/ […] J’me lève à 8 h pour écrire/J’suis clairement pas un vrai rappeur.”
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Ombres et lumières
Il serait malgré tout injuste de limiter Civilisation à sa dimension contestataire. Parce que l’identité musicale d’OrelSan s’est toujours construite à partir de sa diversité esthétique : ici, quelques notes de guitares doucereuses (Jour meilleur) ou un piano-voix apte à ridiculiser les grandes figures de la variété hexagonale (Athena), là une production nerveuse, où chaque phrase semble être le fruit d’une réflexion philosophique (Civilisation).
Parce que le Caennais s’autorise quelques bulles d’air – Ensemble, dont les inclinaisons disco tranchent avec l’influence du grime présente sur La fête est finie, Casseurs Flowters Infinity, parenthèse ludique et humoristique concoctée auprès de son fidèle partenaire, Gringe. Et parce qu’il le dit finalement lui-même : Civilisation est “un disque où je ne parle que de ma meuf et de la société.”
À bientôt 40 ans, OrelSan n’est donc plus cet homme qui tombe amoureux de filles qui “rendent malheureux”, ni ce type qui a l’impression de passer pour “l’abruti de service” sur le plateau de Ce soir (ou jamais !). Il est cet artiste accompli, obsédé à l’idée d’avancer vers quelque chose de plus grand que lui, aussi à l’aise sur une mélodie guillerette (La Quête, très pop, très accrocheur) que sur un beat rap (Shonen).
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Collaboration prestigieuse
Surtout, il profite de ce quatrième album solo pour réaliser le rêve d’une vie : collaborer avec les Neptunes, ce duo dont il souhaitait incarner la version française avec Skread. Concrètement, cela donne Dernier Verre, un titre électronique, presque house, où Pharrell assure le refrain et signe, aux côtés de son comparse Chad Hugo, l’entrée en club d’OrelSan – une vielle tradition neptunienne quand on sait comment les deux américains ont autrefois chamboulé les discographies de Jay-Z, Snoop Dogg, Britney Spears ou Justin Timberlake.
Les Neptunes ne sont pas les seuls invités de prestige sur Civilisation, même s’ils en constituent l’une des principales attractions. Outre Gringe et Skread, toujours aux manettes, on retrouve également Nk.F au mixage, Eddie Purple et Phazz aux arrangements, Alice Moitié aux photos et Raegular (Alpha Wann, Nekfeu) à la pochette. Autant dire qu’OrelSan sait s’entourer. C’est même là l’une de ses principales qualités : avancer continuellement auprès des mêmes personnes, grandir à leurs côtés et rappeler que, chez lui, la musique a toujours été une histoire d’amitié, d’émotions qui entrent en collision et de projets qui en alimentent d’autres jusqu’à façonner une œuvre. Avec, en tête, ce leitmotiv qui en dit long sur la singularité, la puissance et l’intégrité d’une discographie qui réussit le pari d’être fidèle à ses bases tout en étant en constante évolution : “J’aimais pas le jeu, j’ai changé les règles.”