Deux philosophes italiens, Emanuele Coccia et Giorgio Agamben, interrogent la maison, “événement moral par excellence”, dans leurs essais respectifs.
On peut s’étonner que deux des plus grands penseurs contemporains aient consacré leur dernier livre, paru l’un comme l’autre récemment, au même thème a priori trivial, peu propice à la réflexion, de la maison.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’essai du premier s’intitule Philosophie de la maison. Celui du second Quand la maison brûle. Faut-il y voir l’effet de ce satané confinement qui caractérise nos vies depuis deux ans, cette domestication de nos existences qui fait qu’on en est venu à chérir son “chez soi”, plus que tout au monde ?
La maison, lieu de tous les questionnements
“Artefact psychique plus que seulement architectural, la maison est ce qui nous définit et nous dépasse”, rappelle Coccia. Dans les deux cents pages d’un livre stimulant et novateur, le philosophe déploie son approche déjà à l’œuvre dans ses précédents La Vie sensible ou encore La Vie des plantes. Une écriture qui part de l’expérience vécue et même de l’intime, pour tendre vers l’universel. Une démarche audacieuse, hérétique pour les philosophes universitaires par définition hostiles au “Je”, mais qui renoue avec une certaine tradition de la pensée dissidente, du Cogito cartésien à l’esprit revêche qui inventa la phénoménologie, Edmund Husserl, ainsi que ceux qui l’étendirent aux sciences sociales, Georg Simmel, Walter Benjamin.
Chapitre après chapitre, Coccia s’intéresse à des éléments aussi singuliers que les salles de bain, les toilettes, les armoires. Et c’est en se remémorant par exemple ses déménagements incessants, sources d’angoisses, d’une rupture amoureuse mais aussi de révélations philosophiques essentielles, qu’il comprend ce qu’il appelle “l’événement moral par excellence”. “Depuis toujours, écrit-il, nous parlons de la maison comme de l’espace du privé, de ce qui nous sépare et nous individualise, pourtant toute maison est en réalité aussi une technique matérielle et psychique que nous employons pour entrelacer notre vie et notre destin à ceux des autres. C’est précisément parce que telle est sa fonction principale que sa nature n’est pas architecturale, mais morale.”
>> À lire aussi : Annie Ernaux : “Il nous restait à changer les hommes”
À l’inverse de son compatriote, Giorgio Agamben déploie une pensée très critique dans un livre crépusculaire, presque apocalyptique. Il part d’un fait majeur : “La maison brûle”, comme le dit Greta Thunberg. “Dans cette maison qui brûle, écrit-il, tu continues à faire ce que tu faisais avant – mais tu ne peux pas ne pas voir ce que désormais les flammes mettent à nu. Quelque chose a changé, non pas dans ce que tu fais, mais dans la façon dont tu te laisses aller au monde.”
Difficile de situer ce “tu”, la réflexion étant, comme c’est souvent le cas chez Agamben, une forme d’énigme sans cesse renouvelée, interrogation sur l’origine même des choses et des mots les plus mystérieux. Dans le second essai de ce recueil de textes courts, il se penche tout comme Coccia sur un artefact bien précis de la maison, la porte, rappelant ses “deux significations que l’usage tend à confondre : d’une part une ouverture, un accès, d’autre part le battant qui l’ouvre ou la ferme”.
On aurait, avec la modernité, oublié la dimension-seuil de la porte, qui permettait aux anciens d’y voir un accès vers l’inconnu, et un rituel de passage. “Reste dans la maison qui brûle, remarque-t-il cependant, la langue, les forces préhistoriques et faibles qui la gardent et s’en souviennent : la philosophie et la poésie.” Avec ce paradoxe : “Une poésie écrite dans la maison qui brûle est plus juste et plus vraie, parce que personne ne pourra l’entendre, parce que rien ne dit qu’elle pourra échapper aux flammes.”
Emanuele Coccia, Philosophie de la maison (Rivages) traduit de l’italien par Léo Texier, 150 pages, 18 euros
Giorgio Agamben, La maison brûle (Rivages) traduit de l’italien par Léo Texier, 120 pages, 16 euros
>> À lire aussi : 5 auteurs ressuscitent “Goldorak” et pulvérisent les records de ventes
{"type":"Banniere-Basse"}