[Alors que Jacques Rozier vient de mourir, nous nous replongeons dans cette rencontre avec Bernard Ménez et Luis Rego.]
À l’occasion de la rétrospective de l’intégrale Jacques Rozier à la Cinémathèque française, rencontre avec deux de ses plus chers interprètes.
C’est l’un des plus beaux plans du cinéma de Jacques Rozier et on le trouve dans Maine Océan (1985). La scène se déroule à l’île d’Yeu, dans une salle de spectacle communale.
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Un impresario mexicain a parcouru le monde entier parce qu’il s’est mis en tête qu’il allait transformer la danseuse brésilienne de samba dont il s’occupe en chanteuse, et il veut lui faire faire un essai. Il l’a filée jusqu’à l’île d’Yeu et il est manifeste qu’il ne sait pas où il est et qu’il s’en fiche complètement. Ce qu’il veut, lui, c’est entendre chanter Djenira. Il est même venu avec une partition.
Un contrôleur de la SNCF un peu là par hasard, Lucien Pontoiseau (Luis Rego), comme tous les personnages, demande une guitare parce qu’il sait en jouer et puis c’est parti. Lucien se retrouve tout d’un coup au centre de l’attention des autres personnages (une avocate fofolle, un marin pêcheur…), parce qu’il sait gratter une guitare – c’est l’image qu’il a toujours vendue à son collègue et ami, Gallec, joué par Bernard Ménez. Hélas, il s’avère que Lucien peine à déchiffrer la partition, et pour cause : il ne sait pas lire la musique. L’impresario s’impatiente.
On est allé chercher un pianiste professionnel à la retraite qui vit dans le coin. Il se met au piano, il regarde la partition et c’est parti mon kiki. La charmante Brésilienne ne sait pas chanter, mais ce n’est pas grave, la soirée ne fait que commencer. Et c’est là que se situe ce plan si génial, qui résume en grande partie le cinéma de Rozier, qui a toujours aimé les perdants, les comme nous, les gens qui vivent leur petite mythomanie qui leur permet de vivre et de supporter leur condition.
Soudain, on le lit sur son visage, Lucien perd tout prestige, y compris à ses yeux. Ce moment devait être son heure de gloire… Dans ce regard effrayé, désespéré, déchirant, de l’amateur blessé, de l’orgueil froissé, du personnage dans le personnage qui s’écroule, il y a toute une partie de notre humanité qui s’exprime, une sorte de révélation brutale de notre vacuité, et qu’on ne trouve, exposée si furtivement et violemment, avec des moyens aussi modestes, sans chichis, chez aucun autre cinéaste. Avec aussi un côté : ce n’est pas si grave que ça non plus.
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Souvenir de soirée
Flash-back. Dans les années 2000, à l’instigation de l’attachée de presse du film, j’avais dîné avec Luis Rego et Yves Afonso (décédé depuis, il joue l’inoubliable Marcel Petitgars dans le film), avant un débat sur Maine Océan, au cinéma indépendant qui s’appelait alors l’Action-Écoles (aujourd’hui rebaptisé Écoles Cinéma Club et qui fut un temps le Desperado, quand Jean-Pierre Mocky l’avait racheté).
Luis Rego est un homme charmant, intelligent, malicieux, doux, avec cette voix rauque et parigote reconnaissable entre toutes, que tous les amateurs du Tribunal de flagrants délires ou des Charlots ont aimée. Yves Afonso, qui avait joué chez Godard, dans les films de Jean-François Stévein, était un peu plus brut de pomme, très “Petitgars Marcel”, au fond.
Tout était un peu étrange. Bernard Ménez devait dîner avec nous, mais pour je ne sais plus quelle raison domestique, il avait dû rester dîner chez lui. Rozier avait dit qu’il viendrait et puis s’était dédit au dernier moment. Nous parlions de tout et de rien. À un moment, je dis, assez péteux : “J’ai toujours remarqué que dans un débat qui suit la projection d’une comédie, il y a toujours un spectateur qui demande si les acteurs se sont autant amusés à tourner le film qu’il s’est amusé à les voir sur l’écran. C’est étrange, je trouve. On ne demande jamais à son boucher s’il a eu du plaisir à couper notre bifteck.”
À la fin du dîner, nous attendions Bernard Ménez qui devait nous rejoindre avant d’aller à la salle. Mais comme il n’arrivait pas, nous décidâmes de ne pas l’attendre car la projection était sur le point de se terminer. Une légère tension entre mes deux convives, qui avait pour origine la fine moustache que portait Rego pour un spectacle et qu’Afonso n’aimait pas, parce qu’il la trouvait “efféminée” (?), nous mit légèrement et inutilement en retard, je dois dire (Rego avait dû trouver la remarque d’Afonso agressive et idiote, et moi aussi).
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Quand nous arrivâmes à l’Action-Écoles, la projection était déjà terminée et Bernard Ménez, très à l’aise, très animateur de télévision, avait commencé à parler du film avec les spectateurs, à leur expliquer comment Rozier travaillait. Il mimait même une scène du film et le public s’amusait bien.
Dans la salle, une dame leva la main et dit : “En tout cas, quand on voit le film, on se dit que vous avez dû bien vous amuser.” Rego lui répliqua aimablement : “C’est bizarre, cette idée que les acteurs devraient s’amuser quand ils travaillent ! Quand vous allez chez le boucher, vous ne lui demandez pas s’il s’est amusé à couper sa viande.” Il m’avait piqué ma phrase ! Devant moi ! Le public l’apprécia et je ris avec lui de ma pauvre vanne sublimée par Rego.
Après le débat, très animé, drôle, touchant, nous nous étions tous retrouvés sur le trottoir pour faire un petit débrief informel et nous faire nos adieux. À peut-être trente mètres, je m’étais aperçu qu’un monsieur habillé tout de blanc nous regardait en souriant. L’un d’entre nous le remarqua aussi et s’écria : “Jacques ! Mais c’est Jacques !”, et c’était Jacques Rozier. Il avait l’air content mais ne bougeait toujours pas de sa place, tel l’archange Gabriel attendant que la Vierge s’approchât de lui, et c’est je crois Ménez qui choisit de tenir le rôle de Marie. Nous nous approchâmes, ses amis l’embrassèrent, puis il héla un taxi et s’en alla. Pourquoi était-il venu ? Pour quoi ? Je ne le saurai sans doute jamais.
Cette anecdote, qui remonte à la fin des années 2000, m’est toujours restée en mémoire. Parce que moi aussi j’avais été entraîné dans une aventure un peu absurde, une fiction rozérienne, pleine de petite surprises.
De nos jours…
Retour au présent. J’appelle d’abord Bernard Ménez, personnage principal de Du côté d’Orouët puis de Maine Océan : “Revoir Du côté d’Orouët à la Cinémathèque française, il y a deux jours, a été une très grosse émotion dans la mesure où à cette époque-là, je ne m’attendais pas du tout à faire du cinéma, puisque je m’apprêtais à partir enseigner au Canada pour gagner ma vie et pour faire du théâtre (j’étais un homme de théâtre).
C’est Rozier qui m’a empêché de partir, me proposant ce rôle dans un film dont je ne savais pas grand-chose, puisque je n’avais évidemment pas de scénario et que je n’avais même pas encore de contrat. Tout a été fait sur la parole. C’est quand le film a été projeté en public à la Cinémathèque française de Chaillot que j’ai compris qu’il passait quelque chose. Moi qui étais un habitué de cette cinémathèque, je n’avais jamais vu autant de monde dans la salle.
Il y avait des gens partout, y compris sur les marches. Et c’est Henri Langlois lui-même qui a fait la présentation. Il a introduit Rozier, un vrai panégyrique pendant vingt minutes, c’était extraordinaire, et c’est là que j’ai compris que j’étais tombé sur une bonne et belle étoile. Je n’avais jamais rien tourné avant, donc je n’avais aucun moyen de comparer avec un tournage “normal”. Un tournage était un tournage, pour moi. Je m’étais quand même précipité pour voir Adieu Philippines.”
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“Et là, j’avais compris le style de Rozier et ce que pouvait signifier l’appellation Nouvelle vague. J’ai tourné en toute confiance. Ma seule préoccupation était de lui faire confiance. Ensuite, évidemment, quand je suis passé du budget très restreint de Du côté d’Orouët à celui, très élevé (d’autant qu’il avait la Warner derrière), de la Nuit américaine de Truffaut, je suis passé du coq à l’âne, forcément. Ensuite, je suis passé à un film de Pascal Thomas qui était un peu entre les deux.
Truffaut était un fan absolu de Rozier. Thomas était non seulement un inconditionnel de Rozier, mais il l‘a même entretenu, blanchi, nourri, logé pendant plus de dix ans.
Deux grandes villas avaient été louées dans la région de Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Une pour la production, une pour les jeunes actrices et les deux jeunes acteurs (dont moi) avaient été logés dans un petit hôtel à 10 ou 15 km. C’était à l’image de ma situation par rapport aux trois filles, avec qui je devais être le moins en contact possible au moment du tournage. Pour Rozier, ça servait le scénario.
Ensuite, 25 ans plus tard, sur Maine Océan, nos rapports avaient changé. Entretemps, j’avais tourné d’autres choses avec Rozier, on était devenus amis. Il ne pouvait pas recommencer à me faire ça ![rires]. La genèse de Maine Océan a été totalement différente. Jacques était venu me rendre visite sur la tournée des plages qu’organisait chaque année Europe 1 et qu’animait chaque soir Michel Drucker. La vedette principale à l’époque en était Linda de Suza, et j’étais un peu la deuxième vedette, puisque je connaissais alors un petit succès au hit-parade avec Jolie Poupée et deux ou trois chansons. Claude Barzotti était le troisième avec Le Rital”.
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“On réunissait entre 2000 et 3000 personnes tous les soirs. Le spectacle se terminait par une troupe de danseurs qui venaient évidemment du Brésil. Jacques est venu nous rejoindre pour filmer un peu ça : les coulisses, et particulièrement les réactions des Brésiliennes sur Jolie Poupée, qui étaient assez marrantes – il en avait tourné un court-métrage qui s’intitulait Ohohoh, jolie tournée…
Et puis le producteur Paolo Branco lui a donné carte blanche pour tourner un film qui ne coûte pas trop cher. J’ai donné à Rozier l’idée de faire venir sur ce film, qui est devenu Maine Océan, une des danseuses brésiliennes, qui était à la fois très sympa et très naturelle, Rosa-Maria Gomes. Et c’est ce qui lui a donné l’idée du début du film, la rencontre entre une Brésilienne qui ne parle pas un mot de français et deux contrôleurs de la SNCF (Luis Rego et moi), qui ne sont pas très polyglottes. Ça a donné Maine Océan.
Luis Rego et moi sommes donc arrivés sur le tournage. Mais il y avait un petit problème. Le tournage avait été tellement repoussé, que Rego n’était pas tout à fait libre, puisqu’il jouait au théâtre toute la semaine et ne nous rejoignait que le samedi et le dimanche.”
“Ah oui, je m’en souviens. Je prenais un petit avion-taxi et j’avais chaque fois la trouille qu’on rate la petite piste d’atterrissage de l’île d’Yeu et qu’on finisse dans les rochers”, rit Luis Rego. “Du coup, reprend Ménez, il est vrai que nos deux rôles, qui étaient au départ à égalité, ont été modifiés à cause de cela et que mon personnage a pris de plus en plus de place, mais ce n’était pas un choix volontaire. Comme toujours chez Rozier, les films se font au gré des circonstances. Le personnage de Luis Rego a été limité à cause de ça.”
Luis Rego évoque cette “souplesse” extrême du récit chez Rozier en évoquant Les Naufragés de l’Île de la tortue (bien qu’il ne joue pas dedans) : “Je vous rappelle qu’aux deux-tiers du film, Maurice Risch disparaît du film et l’on voit arriver Jacques Villeret, qui pour seule explication dit : “Mon frère n’a pas pu venir, je le remplace.” Tout ça parce que Risch avait dû retourne en métropole, alors Rozier l’avait remplacé par Villeret qui le remplace pendant toute la fin du film…” Éclat de rire de Luis Rego : “Qui oserait faire ça dans un film ? Rozier, il est le seul !”
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Le cinéma de Rozier repose quasiment volontairement sur ces aléas de tournage. À la fin des Naufragés, Richard disparaît lui aussi du film alors qu’il en est le personnage principal, et les versions sur cette disparition soudaine varient ou s’ajoutent : selon certains, Pierre Richard, à l’époque une grande vedette du cinéma français, avait un contrat à honorer sur un autre film à Paris. Selon d’autres témoignages, il en avait surtout marre d’attendre parce que tournage traînait… Les deux versions sont peut-être aussi vraies l’une que l’autre.
Ménez remarque que les dialogues, sur Maine Océan, étaient plus écrits que sur le tournage de Du côté d’Orouët : “Mais comme ils pouvaient changer à la dernière minute, c’était assez confortable pour les acteurs. S’ils ne connaissent pas leur texte, ce n’était pas leur faute.” Luis Rego me dira la même chose sans que j’aie abordé le sujet, en ajoutant que les répétitions, avant le tournage, avaient consisté à passer un après-midi à manier le perforateur d’un contrôleur de la SNCF…
Ménez reprend : “Du coup, tout se résolvait sur place, en tournant. Et puis il y a beaucoup de scènes quasiment sans dialogues, voire sans événement marquant. La fameuse scène où nous nous mettons tous à faire de la musique s’est tournée sur deux ou trois nuits, alors qu’il ne s’y passe quasiment rien” (sinon que Bernard Ménez, alcoolisé comme tous les personnages, y livre l’un des plus beaux moments du cinéma de Rozier et de sa propre carrière, dans cette longue scène où il tape sur une bouteille en verre avec une petit cuillère en répétant : “Je suis le roi, le roi de la samba”…).
Luis Rego m’avoue : “Vous savez, un tournage de film, si vous ne rencontrez des gens intéressants, exceptionnels, surprenants, si tout roule trop bien, ou si vous ne faites pas un beau voyage, au sens propre ou au figuré, ça n’a aucun intérêt.” Et il éclate une nouvelle fois de rire.
Intégrale Jacques Rozier à la Cinémathèque française, jusqu’au 29 novembre.
Intégrale des longs de Jacques Rozier en DVD chez Agnès B./Potemkine, environ 39 euros.
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