Une adolescente qui fait la pute par plaisir, une mère possessive au bord de l’inceste : des personnages qui habitent le très secouant Début et fin d’Arturo Ripstein. Un réalisateur mexicain découvert l’année dernière en France, qui torpille les lois du mélodrame en filmant la famille comme un piège mortel. Sur un lit repose le […]
Une adolescente qui fait la pute par plaisir, une mère possessive au bord de l’inceste : des personnages qui habitent le très secouant Début et fin d’Arturo Ripstein. Un réalisateur mexicain découvert l’année dernière en France, qui torpille les lois du mélodrame en filmant la famille comme un piège mortel.
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Sur un lit repose le corps d’un père. Vêtu d’un jean pattes d’éph’ et d’un pull fantaisie, les joues rembourrées de coton, les cheveux gominés, celui-ci pourrait être le croisement improbable d’une poupée jivaro et d’Elli Wallach dans Le Bon, la brute et le truand. Ou alors le cousin éloigné et amaigri de Santo, le catcheur au visage masqué héros des séries Z mexicaines. Un objet de spectacle inédit sur lequel la caméra d’Arturo Ripstein s’attarde longuement pour nous faire comprendre qu’il ne se réveillera plus.
Dans Début et fin, il y a le début et, surtout, la fin. Elle consiste pour Ripstein, grosso modo, à faire atterrir les personnages dans une boîte en sapin. Reste le début. Et là, tout se complique. Le film commence par la mort du père et la nécessité impérative pour une famille de se réorganiser pour survivre. Comment faire ses débuts dans la
vie quand une mère impose à l’un de ses fils de travailler pour subvenir aux besoins de son frère ? Ou lorsque ce même frère demande à sa sœur de faire le tapin pour l’aider à payer son inscription en fac ?
La vue du père mort provoque un sentiment de malaise quand on sait qu’elle apparaît dans un film censé marquer les retrouvailles, vingt ans après Un Temps pour mourir, d’Arturo Ripstein avec Alfredo Ripstein producteur, son père. « Mon père ne voulait surtout pas que je devienne metteur en scène. Cela m’a été très difficile de le convaincre. Il a fallu faire du chantage, le menacer avec un flingue, pleurer, gémir. Il nous a fallu attendre vingt ans avant de retravailler ensemble. Et là, c’est lui qui m’a demandé instamment de tourner un film pour lui. La boucle s’est désormais refermée : j’ai détesté mon père pendant si longtemps que je ne peux plus avoir pour lui qu’un amour éperdu », racontait Arturo Ripstein dans l’un de ses premiers entretiens en France. Devant ce corps inerte et ce père absent se joue toute l’histoire de Ripstein cinéaste, l’histoire d’un cinéma qui se construit malgré le père, contre lui et avec lui comme le montraient déjà Le Château de la pureté et Ce lieu sans limites. Dans Début et fin, il en va de ce corps mort comme d’Ulysse devant Ithaque : la vague impression d’être arrivé à destination, comme si le parcours de Ripstein suivait la courbe inverse de celle de ses personnages pour qu’il arrive, lui, à la maîtrise parfaite de son destin. Ripstein s’est enfin affranchi, il peut enfin dire son propre prénom, Arturo, et adjoindre un commencement à la fin.
Au commencement, il y a un film égyptien du début des années 60 de Salah Abou Seif, Mort parmi les vivants, qui adaptait le roman homonyme de Naguib Mahfouz dont Début et fin se veut le lointain remake. Dans le film d’Abou Seif, Omar Sharif était un fils de famille dévoré par l’ambition, désigné malgré lui par sa mère, sauveur et unique espoir de sa famille après le décès de son père. Pour devenir officier dans l’armée, le moyen d’ascension sociale le plus rapide dans l’Egypte de Nasser, Sharif transformait les membres de sa famille en serviteurs dévoués à sa cause et à sa réussite : sa sœur se prostituait, son frère aîné sombrait dans la délinquance, le cadet interrompait ses propres études. Incapable de réaliser son ambition, Sharif finissait par se suicider. Cette trame est celle du film de Ripstein. Mort parmi les vivants avait été remarqué à l’époque par au moins un vivant : David Lean. Le metteur en scène anglais venait de trouver en Omar Sharif l’incarnation idéale de ce cavalier drapé de blanc qui chevauchera au secours de Lawrence d’Arabie perdu dans l’immensité du désert. Lawrence, cet Anglais tellement fasciné par l’Autre qu’il aurait voulu devenir arabe.
Mais, trente-cinq ans plus tard, pourquoi un cinéaste de Mexico, passionné de boxe, de boléro, de vampires et de tacos éprouve-t-il le besoin de refaire un film qui se déroulait sur les bords du Nil, très loin donc de la métropole aztèque ? Il vient y chercher la même chose que le Lang hollywoodien lorsqu’il refaisait La Chienne de Renoir (La Rue rouge), ou Mario Bava quand il donnait avec La Fille qui en savait trop sa version giallo de L’Homme qui en savait trop d’Hitchcock : une origine.
Ce retour à l’origine est l’expression de la tension entre identité et altérité, qui est le moteur principal du cinéma de Ripstein. Cette épreuve, c’est la part d’inconnu qui est partout, en Ripstein, en nous, autour de nous. Retouner à Mort parmi les vivants de Salah Abou Seif, c’est tout simplement pour Ripstein retrouver la part d’inconnu qui est en lui.
Dès les premières images de Début et fin, il est évident que la destination où nous emmène le charter Ripstein est inconnue des tour-operators. Un portrait de Jean-Paul ii au mur, une bouteille de coca-cola sur la table, une télé noir et blanc pourrie, une bâtisse aux pierres apparentes et au plafond aussi bas que celui de la niche d’un teckel : nous sommes bien au Mexique, dans cette petite région imaginaire appelée Ripsteinie. Autrement dit, l’enfer, la voie sans issue, le trou-du-cul du monde, là où même les rats n’oseraient pas se pointer de peur d’attraper le choléra. Un taudis baroque où trône la silhouette d’Ignacia, mère de famille promue kapo en chef après la mort de son mari et qui assène les ordres comme des coups de fouet. En voulant réorienter ses fils (Gabriel, Nicolas, Guama) et sa fille (Mireya) sur le bon chemin de l’existence, en gérant leurs vies comme on gère des affaires, elle va atomiser le foyer familial et précipiter chacun à sa perte. On pourrait regarder la larme à l’œil cette famille déchue et réclamer l’abbé Pierre, contacter Amnesty International pour leur signaler qu’au Mexique la corruption est insupportable, écrire au Pape et lui faire remarquer que son effigie ne suffit pas à sortir les gens de la merde. On pourrait, mais on ne le fera pas. Car Mireya, Gabriel, Nicolas, Guama, les quatre mousquetaires de la famille Botero qui traînent leur œdipe avec autant de légèreté qu’une enclume, sont des idiots pathologiques incapables de prendre des décisions, de fait peu enclins à gagner la pitié du spectateur. Et pourtant, dans ce Quatre filles du docteur March version guacamole où le bonnet d’âne se substitue à l’excellence contrariée des personnages ordinaires du mélodrame, transparaissent des détails singuliers, gênants comme si Ripstein lattait consciencieusement à coups de santiags acérées la grammaire du mélo. Mireya ne se prostitue pas pour le pognon mais parce qu’elle prend son pied avec ses clients, Guama rêve d’un destin de chanteur populaire dans le bordel où il est employé comme videur, Nicolas voudrait se marier avec une veuve de 40 ans qui finit par le larguer.
Quelque chose ne va pas au royaume de Ripsteinie : les jeunes filles de bonne famille prennent leur pied avec de vieux dégueulasses, les veuves éplorées préfèrent rester seules pour mieux s’occuper d’un père en chaise roulante et les apprentis gangsters rêvent de devenir des Michel Sardou con carne. Ce quelque chose qui débloque et échappe à la morale du mélo et de Jean-Paul ii pour se rapprocher à toute pompe de la tragédie, c’est la vie même avec ses excès, son illogisme et son absurdité. Les personnages de Début et fin possèdent avant tout une furieuse envie de vivre que le style de Ripstein, composé essentiellement de plans-séquences, exprime parfaitement comme s’il s’agissait de suivre exhaustivement chacune de leur action, de ne pas perdre une seule seconde de leur souffle. Style qui fait aussi penser à Visconti, mais un Visconti sec, débarrassé d’affect Ripstein filme des événements glauques comme si de rien n’était, comme si tout ce sordide était inscrit dans l’ordre des choses.
L’axiome de base du mélodrame hollywoodien était de s’attacher à des personnages qui peu à peu lâchent prise dans un monde qui continuera de toute manière à vivre sans eux. C’était la belle idée de Douglas Sirk : tout est écrit sur du vent. Mais il n’y a plus de vent dans le film de Ripstein. Le monde s’est arrêté et ses personnages restent là, seuls à se débattre, derniers vivants parmi les morts.
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