Après une papaye verte en conserve, on attendait le second film de Tran Anh Hung, tourné à Hô Chi Minh-Ville. Malheureusement, le cinéaste revient du Vietnam avec un Cyclo qui, entre problème de dérailleur éthique et coups de guidon dans une esthétique chic-choc, déjante sérieusement.
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On perçoit très bien les raisons pour lesquelles Cyclo a obtenu le Lion d’Or à Venise et séduit certains confrères tombés en extase devant ce second film de Tran Anh Hung. Un sujet contemporain : le portrait d’une ville, Hô Chi Minh-Ville, et accessoirement d’un pays, le Vietnam, secoués par les aftershocks du post-soviétisme ; une esthétique littéralement tape-à-l’œil, c’est-à-dire des cadrages, une lumière et des visages qui sont résolument choisis pour séduire l’œil du spectateur ; une construction narrative top-moderne : linéarité cassée, personnages quasiment muets -donc chargés de mystère -, trame dramatique abandonnée au profit d’un langage visuel, oral et pulsionnel, aboutissant à une espèce de grande fresque sensorielle -beauté des images, précision des sons, choc de la violence. Toutes choses qui font de Cyclo un film hyper-branché, bel objet culotté, virtuose et radical, propre à entraîner dans sa roue une bonne frange du public contemporain.
Ça, c’était Cyclo vu par les cyclophiles. Or, il restera une autre frange du public (peut-être minoritaire, comme d’habitude) qui sera rétive à tous les pièges de séduction tendus par Tran Anh Hung et qui, au-delà de la surface chic et choc du film, sentira bien le petit fumet nauséabond mijotant dans ses entrailles. Bienvenue chez nous, dans le peloton des cyclophobes. Et n’oubliez pas vos rustines, il y a de la crevaison dans l’air.
En fait, Cyclo ressemble furieusement à un film Benetton : non seulement parce qu’il risque de diviser autant que les campagnes publicitaires du tricoteur italien, mais aussi parce que la vision esthétique et éthique du cinéma proposée par Tran Anh Hung semble très proche des idées d’Oliviero Toscani en matière de communication. On sait que la méthode habituelle des publicitaires est de dé-réaliser le réel pour le transformer en un monde de signes visant à vendre un produit. Toscani a juste poussé cette logique un peu plus loin, en s’appropriant les parcelles du réel les plus taboues jusqu’à repousser très loin les limites de la déontologie.
Délaissant les habituelles ménagères et autres sempiternels mannequins, Toscani-Benetton ont ainsi détourné à leur profit des images de sidéen, de boat-people ou de bidonvilles – images de malheur universelles – pour vendre leur laine à travers le monde, tout en faisant passer un message aussi subliminal qu’hypocrite sur une prétendue solidarité désintéressée: « Voyez, nous, à Benetton, on n’oublie pas les horreurs planétaires et on vous rafraîchit la mémoire, à vous, les consommateurs. » Et pour le pull, on accepte aussi American Express. Toutes proportions gardées, Tran Anh Hung fait la même chose : en prétendant offrir un portrait radical de la grouillante Hô Chi Minh ? les foules en mouvement, le rendu de la pulsion urbaine sont, admettons-le, la part réussie et impressionnante du film – le cinéaste nous vend avant tout son savoir-faire virtuose, son habileté de samouraï de la caméra.
Pourquoi pas ? Après tout, un Wong Kar-waï a su bâtir un très beau Chungkin express sur une certaine pyrotechnie visuelle. Mais Wong Kar-waï filmait une histoire d’amour et ne sortait pas d’un univers romantique qui collait sans heurts à un feu d’artifices esthétique. Le problème chez Tran Anh Hung, c’est que tout est beau, tout est chic, tout est sexy : la misère, la saleté, la cruauté, les bidonvilles, les petits enfants, un lézard auquel on coupe la queue, une jeune fille qui, lorsqu’elle ne passe pas son temps à faire la tambouille, subit toutes les humiliations en faisant la pute, tout est nivelé par le formidable travail de Benoît Delhomme, le chef-opérateur… Derrière le beau glacis de l’image, il n’y a plus aucune hiérarchie dans ce qu’on montre : tout est phagocyté par l’imagerie, comme le pauvre malade en train de crever était récupéré par l’imagerie Benetton.
Par ailleurs, on ne comprend pas toujours ce que cherche à nous « dire » Tran Anh Hung : le cinéaste balance sans crier gare des giclées de violence dont on cherche en vain la motivation. Par exemple, le membre d’un gang se fait torturer par son chef qui le surine brutalement d’un bon coup de cran d’arrêt : le sang pisse artistiquement sur le mur. Pourquoi cette scène ? D’où vient-elle ? Qu’annonce-t-elle dans le devenir du scénario ? Comment s’inscrit-elle dans le mouvement du film ? Mystère. Plus loin, un type en chemise blanche est poursuivi par le même gang. On se dit que, dans la logique du film, cette chemise trop blanche risque d’être tachée de rouge à coups de couteau, ce qui serait d’un bel effet chromatique. Puis on se dit que non, il ne va pas oser. Eh bien si, et pas discrètement : le type se prend au moins dix fois le schlasse dans le bide, puis dans le dos, et le sang vermillon coulant sur la liquette immaculée fait une très jolie composition de couleurs.
A ce stade de dérapage cinématographico-éthique, on consulte le dossier de presse en quête de quelque lumière sur les intentions profondes de l’auteur. On tombe ainsi sur une perle de la très belle Tran Nu Yên Khê expliquant son personnage de la Sœur : « C’est un personnage fort capable de sacrifice et humiliation pour faire partie du monde de l’homme quelle aime. » La sœur remplit ses journées par tout un tas d’activités qui plairont aux féministes : préparer la tambouille, tenir la maison, faire la pute, obéir à son amant…
II faudrait aussi parler du Poète joué par Tony Leung (de chez John Woo, Hou Hsia Hsien et Wong Kar-waï) : que fout ce mec dans le film, à part tirer la tronche et Rimer des dopes ? Tran Anh Hung précise : « Le Poète prostitue la Soeur pour ressentir souffrance et consolation quand il entend ses larmes face à un client qui l’humilie ; ces larmes présentent pour lui l’innocence au travail. » Ah bon, finalement, tout s’explique. Et devient même limpide quand on se souvient du traitement réservé aux femmes dans L’Odeur de la papaye verte : sois belle, sois bonniche, soit soumise et tais-toi. A priori, complètement différent de ce premier film (La Papaye était filmée en France et en studio, Cyclo est au contraire tourné en plein ex-Saigon), Cyclo sanscrit finalement dans la même lignée publicitaire : un cinéma symptomatique d’une époque où Séguéla est plus célèbre que Paul Virilio, totalement soumis à la dictature de l’imagerie high-tech telle quelle est formatée par la télévision, un cinéma fabriqué par une nouvelle génération de gens qui sont davantage des communicateurs que des cinéastes. Un art du sensoriel, du signe Kleenex, de la surface, qui évacue toute pensée.
Tran Anh Hung gagnera d’ailleurs plus de blé en enchaînant clips et pubs qu’en tournant des films, cette marotte d’un autre temps qui survit tant bien que mal en France. Le plus triste, c’est qu’en couronnant Cyclo ? un an après avoir élu le très mauvais Before the rain de Manchelski ? la Mostra de Venise s’est discréditée encore un peu plus, à moins que, dans un souci de pragmatisme, elle n’aie fait un nouveau pas vers le cinéma dominant du futur.
Serge Kaganski
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