Travaillé par la guerre entre hommes et femmes, rongé par la crainte d’une cassure de la transmission filiale, Le Garçu n’est pas très loin d’un journal intime de Maurice Pialat. Comme tous les grands créateurs parvenus au sommet de leur art, Pialat dégraisse, affine le trait, traque l’os de l’intime pour atteindre l’universel : ici, […]
Travaillé par la guerre entre hommes et femmes, rongé par la crainte d’une cassure de la transmission filiale, Le Garçu n’est pas très loin d’un journal intime de Maurice Pialat. Comme tous les grands créateurs parvenus au sommet de leur art, Pialat dégraisse, affine le trait, traque l’os de l’intime pour atteindre l’universel : ici, la conscience de la mort et la certitude de l’amour.
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Le Garçu marque le retour de Pialat vers l’autobiographie directe qu’il avait abandonnée depuis la trilogie que formaient Nous ne vieillirons pas ensemble, La Gueule ouverte et Loulou. Si ses films les plus récents étaient tout aussi centrés sur la personnalité de leur auteur, ils avaient recours aux filtres en trompe-l’œil du polar français revisité (Police), de l’adaptation d’un livre de chevet (Sous le soleil de Satan) ou de la biographie d’un artiste-frère (Van Gogh). L’inspecteur Mangin, l’abbé Donissan et Vincent VG étaient les déclinaisons légèrement décalées de la figure masculine qui hante ses films depuis toujours. Première victime de lui-même, à la fois de son désir de solitude et de son besoin de consolation, l’homme de Pialat est hanté par la crainte de perdre le peu qu’on lui a laissé. Le Garçu est tout entier consacré à cette peur de la dépossession. Mais ici, c’est l’univers intime et quotidien qui est mis au centre du film. Soit un bel appartement du côté de la rue de Sèvres, une crèche modèle pour enfants surprotégés, des vacances à l’île Maurice, les boutiques chic du douillet viie arrondissement de Paris, de puissantes voitures et des motos rutilantes, les livreurs de l’épicerie du Bon Marché, une ex-femme nommée Micheline, un restaurant cossu où on a ses habitudes et surtout un adorable garçonnet nommé Antoine. Et aussi une actrice lumineuse (Géraldine Pailhas) qui, selon des témoins dignes de foi, ressemble comme une petite sœur à Sylvie Danton, la femme de notre cinéaste. Mais encore la mort d’un vieux père à Cunlhat, bled du Puy-de-Dôme où est né Maurice Pialat un beau jour de 1925. Tous ces éléments donnent au Garçu un côté home-movie, proche des « films-journaux » de Jonas Mekas ou du Journal intime de Moretti. Comme eux, Pialat montre que le travail sur la sphère privée n’est pas synonyme de repli frileux, mais bien au contraire le moyen le plus efficace de prétendre à l’universel tout en faisant acte de résistance artistique face à la montée de l’impudeur télévisuelle une impudeur condamnable non en tant que telle, mais à cause du déficit effrayant de travail et de pensée qu’elle glorifie. En faisant de sa vie la matière première de son film, Pialat ne sombre pas dans une complaisance coupable. Comme tous les grands créateurs parvenus au sommet de leur art, comme le John Ford de Frontière chinoise ou le Renoir du Carrosse d’or, il traque l’inutile pour affiner encore son trait vers un plus grand dépouillement, une lisibilité immédiate. Si son film penche vers l’autodocumentaire ou le film de vacances, il sait qu’il lui faut affronter les artifices de la fiction et le risque fatal de se heurter à « l’Himalaya de l’invraisemblance ». Car seule la fiction, avec ses scénarios aussi nécessaires que douloureux à écrire et ses acteurs comme autant de media imparfaits, exige que le cinéaste essaye de soumettre le cinéma à la vie pour reprendre la belle formule de Joël Magny. Un enfant qui joue, un couple sous les draps, un homme qui meurt, une femme qui pleure : comment se fait-il que ces situations banales semblent ici vues pour la première fois ? Pourquoi, après Le Garçu, les autres films paraîtront-ils si fades et si vains ? Parce que l’art de Maurice Pialat, fait de condensations et de dévoilements successifs, s’apparente à celui d’un illusionniste du réel. Depuis ses premiers courts métrages, il s’est voulu le cinéaste du rapprochement, ou plutôt du parasitage d’une fantasmagorie de Méliès par une « vue Lumière ». Selon le mouvement inverse à celui d’un Depardon, qui fait entrer dans ses documentaires une foule de fictions possibles, il tend à bannir de son système de représentations tout ce qui n’est pas marqué du sceau bazinien de l’ontologie cinématographique. Ne l’intéresse dans le cinéma que la recherche de la vérité vingt-quatre fois par seconde dont parlait Godard. Toute la beauté de son Van Gogh résidait dans cet effort considérable pour amener le film en costumes, l’artifice par excellence, vers l’enregistrement de « la mort au travail ». De cette tension et des insatisfactions qui en découlèrent est né le besoin de revenir à la veine autobiographique et à l’événement marquant de ces dernières années : la naissance d’un premier enfant.
Dès la première scène, Le Garçu se présente comme l’évocation d’un mystère. Celui qui relie par des liens invisibles une mère à son petit enfant et qui exclut impitoyablement tout tiers, et en premier lieu le père. « L’âge d’Augustine, c’était le mien, parce que ma mère, c’était moi, et je pensais, dans mon enfance, que nous étions nés le même jour », écrit Pagnol, que Pialat admire tant, dans La Gloire de mon père. En ne faisant qu’un, la mère et son fils ne peuvent que provoquer la jalousie du père. Celui-ci passe son temps à devoir affirmer ses droits, à marquer ce qu’il considère comme son territoire avec une agressivité qui lui fera finalement tout perdre. Dans la séquence à l’île Maurice, là où le couple mère/fils se fond harmonieusement dans le paysage, le grand corps de Depardieu est tout de suite de trop, poussé vers le hors-champ. La place qu’il prend dans le plan, traduction physique de son incapacité à se faire oublier, est l’annonce de son éviction future. Sa lourdeur physique et intellectuelle contraste avec la grâce un peu canaille qui se dégage de son fils. Tandis que celui-ci s’ouvre au monde, son père est à l’heure des bilans dérisoires (« Ce que je regrette, c’est de pas avoir baisé davantage »), de l’aigreur et des dernières poussées de donjuanisme. Malgré toute la tendresse qu’il éprouve pour son fils, il est trop tard pour qu’il change : il restera un franchouillard qui réclame son steak sous les tropiques, trouve que sa femme ne devrait pas mettre de pantalons et glisse dans le salace au premier coup de trop. Il est le successeur des précédentes incarnations du personnage-Pialat à l’écran : Jean Yanne, Philippe Léotard et Guy Marchand. Aussi pathétique que ses devanciers, il est à l’affût de sa propre perte et, comme eux, il la trouvera vite. Voilà pour le portrait à charge.
Reste que ce personnage, certes peu sympathique, est confronté à rien de moins que l’imminence de sa disparition, annoncée par la mort de son propre père le Garçu du titre. Dans une construction générale en flash-back, aussi savants qu’indiscernables, l’épisode de la mort du Garçu forme le seul bloc autonome. Le talent unique de Pialat pour mêler le tragique et le trivial éclate en même temps qu’est dévoilé le grand thème du film. Si la raison d’être du rapport mère/fils va de soi, la relation avec le père est placée sous le signe du désir de transmission. Il s’agit de communiquer au fils des valeurs morales, des biens matériels et de se justifier devant lui de la pertinence de ses choix. Or, la mort survient toujours avant que ce travail d’explications ne soit mené à son terme. Et il ne reste d’une vie qu’un « misérable petit tas de secrets », juste quelques vieux papiers illisibles contenus dans une valise. Jusqu’au surnom du père, symbole de toute la charge affective, qui s’avère n’être que le produit d’un ancien malentendu. Après la tristesse de l’ultime retour au pays natal et la fin des illusions sur la transmission, il ne reste que le regard sur l’enfant comme dernier moyen de se l’approprier avant qu’il n’échappe tout à fait. Planqué derrière des vitres, le père se fait voyeur d’un processus de détachement dont il est l’objet. Ainsi, il épouse la position du cinéaste filmant son fils et captant ses bouleversants regards qui sont autant d’appels à cesser le jeu dangereux de la catharsis cinématographique. Maintenant, Pialat peut en être sûr : l’amour existe.
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