Epurée et tendue, la nouvelle visite de Chéreau dans La Solitude des champs de coton est un impitoyable plaisir. Oui, bien sûr, s’agissant d’un dialogue entre un dealer et un client, le choix d’un non-lieu entrepôt/hangar semble une adaptation scénographique tout à fait pertinente. Oui, comme il se doit, le béton est bien brut et […]
Epurée et tendue, la nouvelle visite de Chéreau dans La Solitude des champs de coton est un impitoyable plaisir.
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Oui, bien sûr, s’agissant d’un dialogue entre un dealer et un client, le choix d’un non-lieu entrepôt/hangar semble une adaptation scénographique tout à fait pertinente. Oui, comme il se doit, le béton est bien brut et l’éclairage, bien glauque. Enfin, l’une des premières répliques du dealer vient conforter ces quelques certitudes : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas. Et cette chose, moi, je peux vous la fournir. »
Seulement voilà, l’installation confortable n’a pas dépassé cinq minutes que la réponse du client n’est déjà plus tout à fait si claire : « Je n’ai pas, pour vous plaire, de désirs illicites. » Les embrouilles commencent et elles ne s’achèveront que par les signes d’un réel combat physique, accueilli comme un soulagement par un public qui vient de subir une heure et vingt minutes de Grand Huit au-dessus du désir. L’une des gageures de la pièce de Bernard-Marie Koltès réside bien dans une écriture qui n’est jamais là où vous l’attendez. Une sorte d’écriture volante que l’on envoie au feu, éteindre avec des mots des incendies d’interrogations fondamentales. Nous sommes dans un monde sans histoires fixes. Les premières sont de longs monologues qui laissent le temps à chaque personnage de développer sa pensée sans être interrompu. La rhétorique de la pièce s’engage comme un combat de mots à plusieurs sens, où il est question de l’objet du désir et le débat ira jusqu’aux limites d’implications métaphysiques. Koltès tente une théorie économique du désir, analyse méticuleusement la loi de l’offre, celle de la demande et, comme tout bon économiste, démultiplie les combinaisons possibles des paramètres. Il finit enfin par avouer que l’objet résiste.
Mais l’économiste connaît sans doute aussi les lois du tennis. Les mots s’arrangent en balles longues de fond de hangar vues au ralenti, de stratégies, d’accélérations et de smashs. Grâce à la longueur des répliques, on finit par adopter la grille de lecture du personnage et à entrer dans sa logique. La réponse est toujours déroutante. La sensation que l’autre met systématiquement le doigt sur les contradictions de vos propos. Y a-t-il même un dealer et un client ? A partir de ces longs soliloques, la pièce va progressivement se tendre vers cette conclusion du client : « Essayez de m’atteindre, vous n’y arriverez pas ; essayez de me blesser : quand le sang coulerait, eh bien, ce serait des deux côtés et, inéluctablement, le sang nous unira, comme deux Indiens, au coin du feu, qui échangent leur sang au milieu des animaux sauvages. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. »
Il s’agit bien d’un tir tendu de répliques. Patrice Chéreau a prévu deux pauses dans sa mise en scène, des arrêts de jeu organisés façon combat de boxe. Puis deux gongs de reprise fulgurants, dont l’un orchestré par Massive Attack sur une chorégraphie tribale qui unit, par rite interposé, les deux protagonistes.
Autant les deux premières mises en scène de la pièce par Patrice Chéreau alourdissaient le flux incroyable de ces jets de texte et troublaient leur perception, autant cette nouvelle version est un modèle de partition musicale dense et riche, sans effets de manche inutiles. L’espace dans lequel se déroule le spectacle, d’abord perçu comme une simple astuce cosmétique, s’avère en fait d’une redoutable efficacité théâtrale. La jauge réduite permet au dernier spectateur de se retrouver très proche du jeu et le dispositif confronte discrètement chaque spectateur à un alter ego inconnu. Le travail sur la lumière nous ramène aux confins de plusieurs mondes réels ports avec des phares, environnements urbains , mais aussi de mondes construits, type plateaux de tournage ou rings. La bande-son sème également le trouble en diffusant des fonds sonores où il est difficile de faire le tri entre extérieur et intérieur.
Ce cocktail technique d’une extrême précision ne serait rien si le couple Patrice Chéreau/Pascal Greggory n’avait trouvé un jeu sur le fil du rasoir digne des plus grands équilibristes. Ils tiennent ce texte d’une manière féline, jouant tantôt sur des registres de vraie fausse séduction, griffes rentrées, tantôt le dos rond, poils hérissés, griffes dehors. Le personnage qui ne parle pas, parfois pendant un quart d’heure, est d’une présence inouïe. Moins il est éclairé, plus il est là.
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